Bernard, F., 2004, Race et Culture: l’instrumentalisation des différences. Antropo, 8, 49-55. www.didac.ehu.es/antropo


Race et Culture: l’instrumentalisation des différences

Race and Culture: instrumentalising differences

Florent Bernard

 

Anthropologie et Génétique Humaine, Université Libre de Bruxelles - CP192. Av. F. Roosevelt 50 - 1050 Bruxelles – Belgique. E-mail: florentbernard309@hotmail.com

 

Mots-clés: racisme, déterminisme culturel, neurobiologie, coalition

 

Key-words: racism, cultural determinism, neurobiology, coalition

 

Résumé

Le siècle dernier aura été profondément marqué par l’utilisation du déterminisme biologique comme instrument de domination par les puissants sous couvert de théories scientifiques affirmant l’existence de races humaines. Aujourd’hui, malgré la mise à mal des théories racistes, nous sommes contraints de constater que le racisme n’a pas été éradiqué de nos sociétés. Bien au contraire, un déterminisme culturel est venu se substituer au déterminisme biologique. Tout comme ce fut le cas pour la notion de race, il devient nécessaire de dénoncer cette nouvelle dérive notamment en fournissant une explication causale de la variabilité des traits culturels. Mais apporter une telle explication causale n’est pas suffisant pour lutter contre les dérives racistes, encore faut-il comprendre les mécanismes comportementaux  impliqués dans le phénomène de la discrimination. La neurobiologie et les sciences cognitives fournissent des données intéressantes à  ce sujet.

 

Abstract

Last century has been deeply marked by the use of biological determinism as a domination tool, supported by scientific theories claiming the existence of human races. Today, despite the scientific invalidation of the notion of race, racism has not been eradicated in our societies. On the contrary, cultural determinism has replaced biological determinism. Just as it was the case for the notion of race, it becomes necessary to denounce this new abuse by providing causal explanations of the cultural variability. But understanding the mechanisms of variation of cultural traits is not enough to help fighting racist ideologies, it is also essential to understand the behavioural mechanisms underlying the discrimination attitude. For this purpose, cognitive sciences and neurobiology may be of primary importance.

 

Déterminisme biologique et discrimination

  Dans les parties du monde où l’esprit scientifique est devenu le mode de pensée dominant, face à l’obscurantisme religieux, il est très courant que l’on fasse appel à la Science pour justifier bon nombre d’actions politiques. L’étiquette « démontré scientifiquement » suffit pour cautionner la prise d’une décision. Toutefois, les dérapages sont nombreux dans la mesure où l’on déclare vérité scientifique des inférences non démontrées, fruit d’une idéologie. Le terme idéologie est pris ici dans son usage courant, c’est-à-dire un synonyme de philosophie, de système de pensée, utilisé dans un sens péjoratif pour désigner un discours coupé du réel. Si dans de nombreux cas, ce genre d’abus est dénoncé par une contre-argumentation, avec des preuves empiriques pour l’appuyer ; souvent, ils passent inaperçus simplement parce qu’ils sont le fruit d’un milieu culturel particulier qui a une influence non négligeable sur  les théories produites par les scientifiques. C’est pourquoi, si la Science se veut être une source d’information aussi sûre et objective que possible, elle est condamnée à se défendre des abus faits en son nom mais se doit aussi de rester vigilante vis-à-vis du milieu culturel des scientifiques qui peut influencer leurs théories. Les scientifiques ont pour devoir de constamment faire savoir que la Science a pour rôle d’apporter des descriptions causales et aseptiques des phénomènes et au même moment ils doivent dire les limites de leurs explications.

  Le siècle qui vient de s’écouler aura été profondément marqué par ce genre d’abus. En effet, les puissants, pour justifier leurs comportements discriminatoires se sont servi d’un concept déclaré comme « scientifique » mais qui en réalité n’était qu’une idéologie: le déterminisme biologique. Selon cette idéologie, le niveau économique et social d’un individu reflétait sa constitution innée (Gould 1996). En ce temps-là, les scientifiques, ancrés dans leur culture, ont soutenu de telles vues. Ce n’est que trop tard, lorsque la société avait déjà profondément rejeté le déterminisme biologique après les horreurs qu’il avait produites, que ces erreurs ont été mises en évidence par des explications scientifiques. De telles explications, bien qu’arrivées de manière tardive, restent néanmoins vitales dans la mesure où le spectre du déterminisme est prêt à surgir à tout moment.

  Le déterminisme biologique fut utilisé comme soutien aux idéologies racistes. La stratégie raciste était basée sur trois idées principales : premièrement, l’idée selon laquelle les individus peuvent être classés selon une échelle linéaire d’inférieur à supérieur. D’un point de vue strictement biologique, la notion d’inférieur ou de supérieur n’a pas de sens, il y a juste de la variabilité. En fin de compte, ce genre de classifications reflètent tout simplement une volonté de domination au travers de l’établissement d’un système hiérarchique artificiel, qui n’a rien à voir avec une description scientifique. La deuxième idée était que l’infériorité est justifiée par de moindres capacités mentales, considérées comme étant une conséquence directe des traits physiques héréditaires comme la taille du cerveau ou la couleur de la peau. Selon les idéologues racistes, cet état était reflété dans le niveau socio-économique des gens, lui aussi (selon eux) héréditaire (Gould 1996).  Et la troisième idée était que les individus peuvent être catégorisés en groupes homogènes comme les races selon des traits physiques spécifiques utilisés comme marqueurs raciaux (comme la couleur de la peau), sous-entendant par là que ces mêmes individus partagent aussi ces mêmes capacités mentales (Gould 1996).

Les fondements même de l’idéologie raciste ont été mis à mal. Cela fut possible en montrant que les traits physiques variables étaient en fait instrumentalisés pour justifier les théories racistes. La voie est ouverte à l’instrumentalisation lorsque aucune explication causale à des différences observées n’est donnée. L’absence de description causale laisse libre cours à des inférences non-scientifiques servant la plupart du temps une idéologie. C’est le cas par exemple, lorsque des capacités intellectuelles sont inférées à partir de la couleur de la peau ou de la taille du cerveau sans fournir d’explication causale à ces inférences. C’est pour cette raison que la contribution principale à l’invalidation des idéologies racistes a été de fournir des explications causales à la variabilité biologique humaine. Par exemple, la variabilité de la couleur de la peau est simplement due à une quantité variable de mélanine. Rien d’autre ne peut être dit à ce sujet, puisque aucun lien causal n’a été démontré entre la couleur de la peau et un comportement spécifique, ou un statut social, bien au contraire, ces différents traits sont fort disjoints. Il n’y a donc aucune manière que de telles explications aseptiques puissent être utilisées pour justifier la discrimination. La mélanine protège contre les rayons du soleil, un point c’est tout.

Les généticiens ont aussi démontré que les classifications raciales n’ont pas de valeur scientifique (Cavalli-Sforza 2001). En effet, il n’y a pas de marqueurs biologiques pour les races puisque la variabilité génétique intragroupe est plus grande que celle intergroupe. Par conséquent, la stratégie raciste de catégoriser en un groupe homogène une série d’individus selon leur couleur de peau et l’affirmation selon laquelle tous les membres d’un tel groupe partagent les mêmes traits physiques et comportementaux devient scientifiquement fausse. Ainsi, la couleur de la peau, ne fournit aucune information à propos d’autres traits physiques ou de capacités mentales de l’individu. On peut observer des différences entre les gens mais les classer résultera toujours en un choix arbitraire.

 

Le déterminisme culturel remplace le déterminisme biologique

Malgré cet accomplissement scientifique, nous devons constater que les idéologies racistes n’ont pas été éradiquées de nos sociétés. Face à l’impossibilité d’utiliser la notion de race pour atteindre leurs objectifs discriminatoires, les penseurs racistes se sont à présent tournés vers un autre concept : la culture. Les populations humaines ne sont plus divisées en races mais en cultures ou en groupes ethniques ; les sociétés multiculturelles ont remplacé les sociétés multiraciales (Kuper 2002). Bien que les références à l’infériorité ou à la supériorité ne sont plus officiellement acceptées, certains mentionnent à présent des « différences culturelles » pour justifier la discrimination. Ces idéologies prétendent par exemple que les capacités mentales des individus sont le résultat de la culture à laquelle ils appartiennent.

Malheureusement pour les penseurs racistes, la notion de culture n’a pas plus de valeur scientifique que la notion de race. A nouveau, ils tentent d’instrumentaliser les différences comportementales pour lesquelles aucune explication causale n’est donnée. De même, la classification en culture est arbitraire. Paradoxalement, la notion de culture a été créée pour opposer les théories raciales des anthropologues physiques qui voyaient un lien entre traits comportementaux et constitution biologique. E.B. Tylor (1871) apporte la définition canonique de la culture qu’il considère comme « la totalité des connaissances, des croyances, des arts, des valeurs, lois, coutumes et de toutes les autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ».  

Une telle définition implique que la culture est une sorte d’entité plus ou moins stable partagée et transmise au sein d’une population donnée. Mais les culturalistes ont manqué leur objectif : bien qu’ils mettent en évidence le côté acquis et non pas inné des différences culturelles, ils ne font que remplacer le déterminisme biologique par un déterminisme culturel. En effet, l’idée selon laquelle la culture serait une sorte d’entité nous conduit à la considérer comme une seconde nature (non pas transmise par des gènes mais transmise par la société) et qui doit être ajoutée à la nature biologique, rendant impossible toute échappatoire tant de l’une que de l’autre. De plus, ils remplacent une façon de classer les individus (selon la couleur de la peau) par une autre (selon le comportement). En faisant cela, les culturalistes ouvrent la voie à une catégorisation en groupes homogènes (les cultures) sous-entendant que tous les membres de tels groupes partagent tous leurs traits comportementaux. La notion de culture est devenu un euphémisme pour la notion de race (Cuche 1997).

 

La notion de culture n’est pas scientifique

Bien que la notion de culture, telle que vue par les culturalistes soit encore fort répandue au sein de la population, nombres d’anthropologues ont abandonné l’idée d’une culture en tant qu’entité stable. Comme l’ont fait remarquer certains auteurs, le terme « culture » ne correspond pas à un objet particulier du monde (Galissot et al. 2001). En fait, ils voient la culture comme une construction sociale qui apparaît à chaque contact entre individus, et dont la fonction serait de délimiter les frontières d’une collectivité particulière.

Malgré cette définition plus proche de la réalité, la description causale du phénomène manque toujours. Nous ne savons toujours pas à quel objet du monde correspond la culture. Dans le but d’éviter une instrumentalisation des différences comportementales, il est essentiel, d’une part, de déterminer si la classification des individus sur base de traits culturels (de marqueurs culturels) serait scientifiquement correcte; et d’autre part de fournir une description causale de la variabilité des traits culturels. Voyons tout d’abord s’il existe des marqueurs culturels. Pour pouvoir répondre à cette question, nous avons besoin dans un premier temps d’apporter une explication causale des traits culturels. Si la génétique a pu montrer qu’il n’y avait pas de marqueurs raciaux, c’est parce que l’on connaissait la nature des gènes et leur distribution au sein des populations humaines.

Les neurobiologistes offrent des indices cruciaux pour répondre à la question sur la nature des traits culturels et les mécanismes de transmission sociale. Pour les neurobiologistes et les cognitivistes, l’élément central du comportement humain est la représentation mentale. Une représentation est définie par son action causale sur le comportement : une représentation qui indique un objet ou un phénomène particulier du monde doit être la cause du même effet comportemental chez les individus partageant cette même représentation (Dretske 1995). Une représentation peut être considérée comme un trait culturel lorsqu’elle est transmise à un individu par un autre. Les neurobiologistes fournissent une hypothèse pour la formation et la transmission des représentations au travers d’un système de récompense. L’activité spontanée du cerveau contribue à la génération de pré-représentations, qui correspondent à des états d’activités dynamiques, spontanés et transitoires de groupements fonctionnels de neurones génétiquement déterminés, capables de former de multiples combinaisons (Changeux, 1983, 2002 ; Changeux et Dehaene, 1998). Selon ce modèle, les groupes de neurones présents dans les cartes sensorielles, motrices ou associatives sont activés de manière contemporaine et forment des cartes fonctionnelles des traits dont le contenu serait défini par les spécificités des neurones connectés. Par exemple une représentation indiquant un chat noir impliquera les groupes de neurones spécifiques au traitement de l’information des objets animés, de la couleur noir etc. Une fois une représentation produite, elle est ensuite stabilisée ou non par un système de récompense. Le système de récompense joue le rôle de test d’adéquation vis-à-vis de l’environnement, et consiste en la libération de substances neuromodulatrices telles que la dopamine ou l’acétylcholine, qui stabilisent la représentation en modifiant l’efficacité des synapses reliant les neurones concernés (Changeux, 2002 ; Changeux et Dehaene,1998 ; Squire et al., 2003). Une représentation produite par un tel mécanisme peut par la suite participer à la production de nouvelles pré-représentations. Ainsi la formation de représentations est un mécanisme totalement biologique caractérisé par l’ouverture de l’enveloppe génétique du cerveau à la variabilité épigénétique.

Le phénomène culturel se caractérise non seulement par la formation des représentations mais aussi par leur diffusion ou transmission. D’un point de vue neurobiologique, le partage de représentations est réalisée à travers un mécanisme de base : la récompense partagée. Une représentation est stabilisée chez un individu par la récompense procurée par un autre individu (Changeux 2002). Ce processus pourrait impliquer le même mécanisme que celui décrit ci-dessus pour la variation-sélection de représentations, mais dans ce cas le test d’adéquation provenant de l’environnement est produit par un autre individu.

Bien entendu, nous ne prétendons pas ici décrire le phénomène culturel dans son ensemble au travers de la description de la formation des représentations. Les neurobiologistes nous fournissent simplement une description causale de ce qui est la base matérialiste des traits culturels et de leur transmission. Ces données rejettent fortement l’idée de culture en tant qu’entité stable. La race n’était pas une notion scientifique car il n’y avait pas de marqueurs biologiques qui auraient pu la définir. Il en va de même dans le cas de la culture, même si les représentations ne peuvent pas être comparées aux gènes puisqu’il n’y a pas de réplication réelle et leur formation est plutôt orientée par les contacts sociaux au travers du mécanisme de récompense partagée.

En effet, la seule manière de catégoriser les individus en un groupe culturel homogène serait de montrer que chacun de ses membres possède un ensemble homogène de représentations (ou de traits culturels) qui ne serait pas partagé par un autre groupe. Les représentations sont formées de manière épigénétique à partir de combinaisons d’éléments génétiquement déterminés et communs à tous les humains. Tout humain est donc potentiellement capable de former les mêmes représentations. Les représentations sont formées au sein de chaque individu au cours de sa vie et principalement par contacts sociaux ou par innovation personnelle. Ce processus est tellement dépendant de l’accès qu’a l’individu aux diverses sources de représentations (les parents, l’école, les lectures, les amis, les voyages, etc.) et sur les capacités individuelles, qu’il est tout simplement impossible que chaque membre du groupe ait un même ensemble de représentations qui seraient différentes de celles d’un autre groupe.

Ils peuvent avoir un certain nombre de traits qui les différencieraient d’un autre groupe, mais cela ne signifie pas que chacun d’entre eux partage tous les traits. Aussi, à l’inverse des gènes, les représentations peuvent être nouvellement formées chez l’individu, par simple contact social, les rendant ainsi inadéquat pour le rôle de marqueur. Toute référence à des groupes culturels homogènes n’a donc aucune valeur scientifique, principalement due à la nature flexible des représentations mentales et à leur mode de transmission.

Tout au plus, si l’on dit qu’un groupe d’individus partagent un même langage, c’est tout ce qui peut être dit à leur sujet. Partager un langage n’implique pas qu’automatiquement, ces individus partageront tous les aspects de leur comportement. De même, nous ne pouvons rien inférer des capacités mentales de quelqu’un par la langue qu’il parle, ou par ses habitudes comportementales. Finalement, même les gens qui partagent un même langage peuvent être catégorisés selon leur accent ou leur dialecte, ou bien tout simplement par la façon dont ils parlent au sein de leur famille. Il y autant de cultures que de contacts entre individus.

 

Race et culture : deux façons arbitraires de former des coalitions

  Nous avons présenté ici les arguments montrant que tenter de définir des groupes homogènes sur base de traits physiques ou comportementaux n’a pas de valeur scientifique. Toutefois nous ne pouvons pas nier que les gens ont tendance à considérer qu’ils appartiennent à une culture ou une race. Pour se rendre compte de l’importance d’un tel sentiment, il suffit de voir combien de conflits ou de génocides ont été perpétrés au nom de la culture et de la race.

Prétendre que cela n’a pas de valeur scientifique empêchera uniquement la justification scientifique de telles discriminations. Mais cela n’aidera pas à empêcher la discrimination elle-même. Nous devons aussi comprendre quels mécanismes se cachent derrières de tels comportements.

Il apparaît que l’instrumentalisation des traits physiques ou comportementaux est un processus à double face. Non seulement il sert à discriminer, mais surtout il a pour but premier de former des coalitions. La culture et la race sont donc deux notions politiques ayant pour but de délimiter les groupes en induisant une coalition basée sur des traits comportementaux ou physiques et tentant de trouver un alibi scientifique à l’existence de tels groupes.

Comprendre les mécanismes de formation de coalition fournira donc plus d’éclairage sur le phénomène culturel et spécialement sur le processus d’instrumentalisation. Les sciences cognitives procurent des données intéressantes à ce sujet. La formation de coalition est une capacité cognitive essentielle dans la vie sociale des primates (humain et non-humain) (de Waal 1982 ; Tomasello et Call, 1997 ; Tomasello 1999). Pour eux la vie sociale présente des avantages considérables comme la protection contre les prédateurs ou l’accès au partenaire sexuel.

Mais elle apporte aussi des problèmes de prédiction du comportement d’autrui. Les primates sont dotés d’une capacité cognitive qui leur permette de reconnaître les membres du leur groupe et d’avoir connaissance de leurs tendances comportementales, que ce soit envers eux ou envers un tiers (de Waal 1982 ; Tomasello et Call, 1997 ; Tomasello 1999). Ils accumulent ce type d’information tout au long de leur vie au sein du groupe, et les utilise pour prédire le comportement d’autrui dans des circonstances spécifiques. Ces informations sont particulièrement utiles pour former des coalitions à des fins de compétition, lorsque par exemple, l’accès à la nourriture, à un partenaire sexuel, ou à un statut de dominance est en jeu. Ces coalitions sont formées sur base de la connaissance de l’autre que chacun accumule au sein du groupe. Chez l’être humain, de tels comportements sont communs. A l’école, au travail ou en politique, nous sommes chaque jour témoin de formations de coalitions.

Mais dans le cas des races et des cultures, la formation de coalition ne repose pas sur une observation personnelle mais sur des marqueurs coalitionnels : la couleur de la peau ou le comportement. Les marqueurs coalitionnels sont des stéréotypes induits par un discours social dans le but d’associer des traits observables comme la couleur de la peau ou le comportement avec une allégeance à un groupe, sans prendre en considération les comportements personnels. Il s’agit donc d’une forme arbitraire de former des coalitions. En effet, il n’y a pas de lien causal entre la volonté potentielle ou la capacité à coopérer au sein d’un groupe et la couleur de la peau ou le langage parlé. Puisqu’elles sont fondées sur des paramètres arbitraires, et ne sont pas automatiquement déclenchées à la vision de traits physiques ou comportementaux, les formations de coalitions peuvent être modulées. Montrer un comportement coopératif entre individus en dépit de l’existence de marqueurs coalitionnels arbitraires qui s’y opposerait pourrait être une façon de surmonter un tel discours idéologique. Ou plus simplement, il suffirait de changer le discours social qui détermine ces coalitions.

L’instrumentalisation de traits comportementaux à des fins de coalition a bénéficié d’un grand succès. Cela est probablement dû à leur nature flexible. En effet, ils sont des candidats idéaux pour une telle fonction puisqu’ils peuvent être partagés par les membres du groupe au travers de l’imitation et de l’apprentissage (notons que les sciences cognitives décrivent d’une manière plus précise le processus d’imitation, mais nous n’allons pas entrer dans ces détails ici). Ils ont donc l’avantage de permettre leur modulation, contrairement à la couleur de la peau. Cette stratégie pour former des coalitions est telle que des différences comportementales ne sont pas seulement dues à la contingence ou à des processus historiques correspondant à une séparation géographique des groupes mais ils peuvent être volontairement modulés pour se différencier des groupes voisins (ou dominants) ; comme c’est le cas lorsque les traits culturels sont exagérés ou des habitudes passées sont réutilisées.

Comprendre les mécanismes à la base de tels comportements racistes peut nous aider à mieux gérer ce genre de problèmes. Nous avons vu l’importance de la formation de coalitions dans ce processus. C’est pourquoi la confusion entre aspects scientifiques, naturalistes et politiques font de la notion de culture une notion potentiellement dangereuse à utiliser, particulièrement dans le domaine des sciences sociales.

En effet, en classant les individus selon les traits culturels qui sont utilisés comme marqueurs coalitionnels, les sociologues risquent de justifier l’aspect politique d’une telle classification. A ce sujet, les psychologues sociaux insistent sur la différence entre identification implicite et explicite de la culture (Azzi et Klein, 1998 ; Mead 1963). L’identification implicite à la culture correspond aux situations où l’individu est « immergé dans une culture », et se comporte selon cette culture sans en avoir conscience. L’identification explicite correspond à une situation où l’individu est conscient de son « identité culturelle » et tend à la définir et la représente d’une façon explicite (Azzi et Klein, 1998).

Ceci impliquerait que la culture en tant qu’entité existe effectivement et que l’on peut être conscient ou non d’y appartenir. Mais comme nous l’avons vu, il n’y a pas d’entité « culture ». Les individus peuvent avoir des comportements spécifiques en commun : une façon de parler ou une religion ; mais cela n’implique rien d’autre au niveau de l’ensemble des représentations que chaque individu peut avoir. Les classer dans un groupe homogène n’a aucune valeur scientifique. Il n’y a donc pas de « culture implicite » ; il y a seulement des traits comportementaux implicites. D’un autre côté, le comportement explicite correspond à des traits comportementaux instrumentalisés comme marqueurs coalitionnels. Et dans ce sens-là uniquement, on peut parler de groupe mais c’est une notion politique et non pas scientifique. Par exemple, dans une société multiculturelle, il est courant de parler de communautés (gay, musulmane, chinoise, etc.) ; ce qui implique, selon l’usage courant qu’il en est fait, que chaque membre de telles communautés appartient à un groupe homogène. Toutefois, ces groupes existent principalement dans le but de voir leurs droits ou leur existence reconnus, ou comme résultat d’une solidarité entre personnes provenant d’un même endroit et expérimentant la même situation. Ils ne forment pas des groupes homogènes au niveau comportemental. Il serait plus correct de parler de mouvements plutôt que de communautés pour mettre en évidence la nature coalitionnelle de tels groupes.

 

Conclusion

Il est évident que la variabilité des traits physiques et comportementaux fait partie des caractéristiques humaines. Le but ici n’était pas de nier la variabilité complexe de traits comportementaux humains. Toutefois tenter de classer des individus au sein de groupes homogènes selon ces traits est arbitraire. De telles catégories sont souvent réalisées dans un but de discriminer. Une façon d’éviter leur instrumentalisation est de décrire de manière causale la variabilité physique et comportementale humaine. Par exemple mettre en exergue qu’il n’y a pas d’entité culture qui serait transmise de génération en génération, nous libère du déterminisme culturel. Comprendre les mécanismes de transmission et de formation des traits culturels nous fournit aussi des arguments contre les inférences non-scientifiques qui tentent de placer les individus dans des groupes homogènes. Bien entendu, la compréhension complète de la variabilité comportementale humaine est loin d’être atteinte. Mais en prenant toutes les précautions nécessaires, nous voyons déjà l’importance des sciences biologiques et cognitives dans ce type de recherche.

 

Remerciements: Je tiens à remercier Charles Susanne, Martine Vercauteren et Jordi Serrallonga pour leur lecture critique du manuscrit. Ce travail a pu être réalisé grâce au soutien par le programme « Prospective Research for Brussels » de la Région de Bruxelles Capitale.

 

Références

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