Heuzé, Y., Bley, D., Bonnet, D., 2003, La stature: mesure et perception d’un caractère biologique. Antropo, 5, 1-8. www.didac.ehu.es/antropo


La stature : mesure et perception d’un caractère biologique

Height : measurement and perception of a biological feature

Yann Heuzé1, Daniel Bley2, Dominique Bonnet3

 

1Laboratoire d'Anthropologie des populations du passé, UMR 5809 CNRS, Université Bordeaux 1, Bat. B8 1° étage, Avenue des facultés, 33405 Talence cedex, France. E-mail: yannheuze@hotmail.com

2Laboratoire Sociétés, Santé, Développement UMR 5036 CNRS, Université Victor Segalen de Bordeaux 2, case 71, 146 rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux cedex, France

3CPAM de la Gironde, 2-4 rue Robert Charazac 33000 Bordeaux, France

 

Mots clés: stature, représentations, adultes, précarité, France

 

Key words: height, represantations, adults, precariousness, France

 

Résumé 

Les résultats que nous présentons proviennent d'une enquête anthropologique sur les mesures et les perceptions de la stature, réalisée au Centre d'Examens de Santé de Bordeaux (Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Gironde). Notre population d'étude est constituée de 150 personnes des deux sexes, âgées de 20 à 60 ans, prises au hasard parmi les consultants du centre. Les mesures de la stature et du poids sont effectuées sur les personnes enquêtées et complétées par des données caractérisant leur état de santé. Un questionnaire (52 items) sur la perception de la stature est posé auprès de chaque personne.

Les aspects étudiés concernent la perception de la stature et les classifications éventuelles qui y sont associées, les avantages et inconvénients physiques et sociaux liés à la stature dans différentes circonstances de la vie quotidienne et leur impact sur la qualité de vie. Ces résultats nous ont permis de discuter du jeu et de la place des représentations dans la définition de l'altérité à partir d'un trait biologique commun.

 

Abstract 

The results exposed are issue from an anthropological survey about measurements and perceptions of height, realized in the Centre d'Examens de Santé de Bordeaux (Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Gironde). The studied population consist in 150 persons, women and men, between 20 and 60 years, randomly selected between the patients of the Centre.  Height and weight measurements are made on patients and completed by health information. A questionnaire (52 items) about height perceptions is submitted to willful.

Height perceptions and linked possible ranges, physical and social advantages and inconveniences  associated with height in the different daily life situations and their impact on life quality, are studied. These results give us the possibility to discuss about the part of the representations in the alterity definition from a common biological feature.

 

Introduction

La stature (définie comme la taille debout) est l'un des signes distinctifs de tout individu, un des critères couramment utilisé pour connaître ou reconnaître quelqu'un. Ainsi pour décrire une personne, nous faisons souvent référence à sa stature tout autant qu'à la couleur de peau, de cheveux, etc. Le fait que notre stature figure sur notre carte d'identité démontre combien celle-ci est un élément important qui permet de nous distinguer, de nous caractériser en devenant un déterminant de l'identité administrative.

La stature est également un élément important utilisé par les anthropobiologistes pour caractériser les variations du phénotype et son écosensitivité. La stature est un caractère que l'on estime chez les populations du passé à partir de matériel osseux sec, surtout avec les os longs et plus particulièrement avec le fémur (Trotter et Gleser, 1958; Cleuvenot et Houët, 1993), mais qui fait aussi l'objet de nombreuses études sur des populations actuelle comme le montre la rétrospective de Tanner (1999). La plupart examinent les modalités de la croissance en discutant les différents facteurs qui sont à l'origine de notre stature, qui se répartissent communément en deux groupes: les facteurs héréditaires et les facteurs environnementaux comme le niveau socio-économique, l'alimentation, le climat, etc. En revanche, si l'on s'évertue à mesurer la stature des individus, peu de travaux portent sur les perceptions et les représentations de la stature.

Si l'attention portée aujourd'hui au corps dans nos sociétés concerne principalement le poids, on peut imaginer que la stature doit également générer des représentations socioculturelles. C'est ce que nous avons tenté d'examiner à travers cette étude qui a fait l'objet d'un travail universitaire (Heuzé, 2001).

 

Matériel et méthodes

L'étude s'est déroulée au Centre d'Examens de Santé de Bordeaux, sous le couvert de la direction de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Gironde. Parmi les personnes affiliées au régime général de l'Assurance Maladie, il existe une catégorie dite précaire, représentée par les allocataires du R.M.I., les jeunes assurés de 16-25 ans, les chômeurs, les personnes sans domicile fixe. Au cours de cette étude nous utiliserons cette même définition de la précarité afin d'observer d'éventuelles relations avec d'autres variables.

Le recrutement de l'échantillon était assuré par l'une des secrétaires travaillant à l'accueil, sous la forme d'une proposition accompagnée d'une note d'information sur l'étude et son caractère anonyme. Ce recrutement s'est fait sur la base du volontariat, sans distinction de sexe. Les personnes recrutées devaient appartenir à une classe d'âge allant de 20 à 60 ans inclus.

Nous avons ainsi rencontré 150 personnes, 80 femmes et 70 hommes. Les paramètres relevés sont de deux ordres. Des données qualitatives recueillies à partir d'un questionnaire de 52 items élaborés à cette fin, et des données quantitatives obtenues à partir des mesures de la stature et du poids de chaque sujet, une fois le questionnaire passé. Les niveaux socio-économiques des individus ont été estimés à partir de leur catégorie socioprofessionnelle (c.s.p.) relevée par le centre selon la classification de l'I.N.S.E.E. Le CES possédant un fichier patient informatisé, il a été possible de tester la représentativité de la population d'étude par rapport à la population de référence. Celle-ci est constituée par la totalité des patients âgés de 20 à 60 ans ayant fréquenté le centre durant le déroulement de l'étude, ce qui représente 2 634 personnes. Si nous n'avons pu rencontrer que 150 personnes, cela est notamment lié au fait que le passage du questionnaire prenait environ 25 minutes. Ceci pose des problèmes d'effectifs lorsque plusieurs modalités sont prises en compte. C'est pour cela que nous avons choisi de ne pas utiliser d'analyse à composante multiple, car les résultats obtenus ne prenaient pas en compte une variabilité suffisante selon nous.

L'échantillon se compose donc de 150 personnes, 80 femmes dont 17 en situation de précarité et 70 hommes dont 16 en situation de précarité. La population de référence est elle composée de 2 634 personnes, 1 239 femmes dont 304 en situation de précarité et 1 395 hommes dont 254 en situation de précarité.

Pour ce qui est de la répartition par sexe et du nombre de personne en situation de précarité, l'échantillon n'est pas significativement différent de la population de référence (<0,05). Il n'y a pas de différence significative au niveau des c.s.p. entre l'échantillon et la population de référence (<0,05). L’échantillon est légèrement surreprésenté dans la classe d'âge 25-29 ans, et sous représenté dans les classes d'âges 45-49 ans et 55-59 ans. Ce fait peut s’expliquer en partie par une plus grande disponibilité des plus jeunes.

La stature et le poids sont globalement représentés de la même manière dans l'échantillon et dans la population de référence (cf. table 1).

La crainte de rencontrer des gens principalement de petite et/ou de grande stature ne s'est pas matérialisée.

 

 

Sexe

Effectif

Moyenne

Ecart type

Minimum

Maximum

Echantillon

Femmes

80

160,8

7,15

145

177

Hommes

70

173,8

6,65

161

188

Population

Femmes

1239

161,0

6,31

131

184

Hommes

1395

174,1

6,9

152

196

Table 1. Descriptifs des données sur la stature relevées au CES (Tailles en cm)

Table 1. Data from height measured in CES (Height in cm)

 

Résultats et discussion

La stature et le poids permettent le calcul d'un indice très fréquemment utilisé: l'indice de Quetelet ou Body Mass Index (B.M.I.) des anglo-saxons. Le BMI est égal au poids (kg) divisé par la stature élevée au carré (). Roguka et Bielicki (1999), notamment, ont démontré que dans les pays fortement industrialisés, le B.M.I. est corrélé négativement avec le niveau socio-économique. Cela signifie que plus un individu aura un niveau socio-économique faible, plus il aura tendance à être "gros". Que ce soit au sein de l'échantillon ou de la population de référence, nous n'avons pas observé de corrélation entre le B.M.I. et la catégorie socioprofessionnelle. Néanmoins en croisant le B.M.I. avec l'indice de précarité (comme définit ci-dessus), on constate que s'il n'existe pas de différence significative au niveau du B.M.I. chez les femmes de la population de référence qu'elles soient en situation de précarité ou non, il n'en est pas de même chez les hommes de la population de référence. En effet, les B.M.I. des hommes de la population de référence en situation de précarité sont significativement plus faibles que ceux des hommes non précaires (p<0,05). Ce constat va à l'encontre des résultats de l'étude précitée. Il serait intéressant de reproduire cette observation sur un ensemble de patients du CES plus important afin d'être sûr que cela n'est pas du au hasard. Si ce résultat persistait, il indiquerait que le niveau socio-économique agit de manière opposée sur le B.M.I. des hommes fréquentant le centre que sur celui des hommes des pays fortement industrialisés.

De nombreuses études ont mis en évidence une corrélation positive entre la stature et le niveau socio-économique (Olivier, 1965; Rona, 1981; Tanner, 1992; Nystöm Peck et Lundberg, 1995; Cavelaars et al., 2000). Si cette corrélation est effective pour les hommes de la population de référence (R=0,19), même si elle est faible, ce n'est pas le cas pour les femmes. Ce résultat est-il lié à la méthode utilisée pour apprécier le niveau socio-économique des individus, ou doit-il être interprété comme le fruit d'une relation moins forte entre le niveau socio-économique du foyer de l'enfance et la c.s.p. chez les femmes une fois adulte ? Pour répondre à cette interrogation il serait nécessaire de faire une enquête sur un échantillon d'effectif plus important.

Nous nous sommes attachés à savoir si les individus avaient plutôt des affinités pour certaines statures, petites ou grandes. Plus de 50 % des personnes interrogées estiment que dans la vie les "grands" sont avantagés, principalement pour une question de "prestance", "d'autorité naturelle" et de "facilité de contact". Trois "avantages" qui se révèlent intéressants au niveau de la vie sociale et tout particulièrement dans les activités professionnelles. A l'inverse, plus de 4 personnes sur 5 estiment que les "petits" ne sont pas avantagés par leur stature dans la vie. En créant au sein de l'échantillon trois catégories de: "petits" (145-159 cm), "moyens"(160-174 cm) et "grands" (175-189 cm), il a été possible d'observer si ces catégories de stature avaient une influence sur l'écart existant entre la stature auto-estimée par le sujet et sa stature mesurée (l’intervalle de chaque catégorie étant définit par la différence entre les statures minimale et maximale divisée par trois). Cette différence [auto-estimation]-[mesure] est en moyenne chez les femmes de 1,18 cm et chez les hommes de 0,81 cm. Il existe des écarts significatifs dans cette différence [auto-estimation]-[mesure] selon la catégorie de stature (p<0,05). Les "petits" ont plus tendance que les "grands" à surestimer leur stature. Il est intéressant de noter que l'écart entre l'auto-estimation et la mesure de la stature n'est pas très important. Le fait que cette étude se soit déroulée dans un contexte médical n'y est probablement pas étranger. On constate donc un désir d'être grand chez la majorité des individus.

Ce rejet des petites statures peut probablement s'expliquer par différentes hypothèses.  Les quelques hypothèses explicatives avancées ici ne sont en aucune manière exhaustives. Mondiet-Colle et Colle (1989: 79) attribuent par exemple une part de responsabilité de cette tendance aux mythes fondateurs de l'univers et de l'humanité, où le gigantisme est le mode de représentation des origines. Nous pourrions ainsi citer Atlas portant la Terre sur son dos, ou encore le Titan Prométhée façonnant les Hommes à partir d'argile, etc. Les derniers de ces géants auraient été Adam et Eve qui sont décrits comme tels dans la bible. Transgressant l'interdit, commettant le péché originel, ils paieront leur faute en n'engendrant que des descendants plus petits qu'eux. Ainsi, dans la mémoire collective, ou plutôt l'inconscient collectif, la personne de petite stature serait fautive, ou continuerait à payer les fautes de ses aïeux.

On peut également trouver une autre hypothèse dans l'histoire évolutive de l'Homme. Différents fossiles tels que les Australopithèques, les Paranthropes et différentes espèces d'Homo indiquent que la stature a augmenté parallèlement à l'évolution de la lignée humaine (Garralda et Vandermeersch, 1993). Même si dès le stade Homo erectus une importante variation semble se mettre en place avec notamment des individus qui auraient dépassé 1m80, la majorité des gens gardent à l'esprit cette image de l'Homme grandissant et se dressant sur ses deux "pattes" au cours de son évolution. Ainsi les gens de petite stature apparaîtraient donc comme des personnes moins évoluées. A l'appui de cet argument, on peut citer l'exemple d'un groupe Pygmées vivant à proximité d'un village, dont certains viennent y travailler et qui sont considérés par certains villageois comme un peuple intermédiaire entre la civilisation et la nature, se situant entre l'Homme et le singe, une sorte de chaînon manquant (Abega, 1997).

Le fait qu'une corrélation entre le niveau socio-économique et la stature ait été démontrée à de nombreuses occasions renforce ce sentiment, qui s'exprime notamment dans les différences supposées concernant les ethnies et les nationalités selon le niveau de développement économique. On constate que les populations les plus grandes par la stature sont à 80% associées à des pays occidentaux (principalement la Scandinavie, les Etats-Unis et l'Allemagne), et seulement à 20% aux pays d'Afrique noire où l'on trouve pourtant les populations les plus grandes (Dinka, Massaï, Tutsi).

Un autre élément de réponse s'inspire de la réflexion d'une femme de petite stature qui analysait: "ma stature ne m'a pas aidé à grandir". Elle signifiait par là qu'étant de petite stature, les personnes de son entourage avaient tendance à la rajeunir et de ce fait, lui apportaient une attention différente, ne l'ayant pas aidée à s'émanciper. La petite stature ferait donc référence à l'enfance et par conséquent rendrait les personnes "petites" moins responsables, moins capables.

Ce désir d'être "grand" a pour conséquence d'engendrer une insatisfaction, voir une frustration, chez les personnes "petites", ou se considérant comme telles. Ainsi 95% des personnes insatisfaites de leur stature le sont parce qu'elles se considèrent trop petites. 52% des individus "petits" estiment rencontrer des problèmes dans leur vie quotidienne à cause de leur stature, qu'ils soient pratiques (ergonomie, accessibilité, etc.) ou qu'ils concernent l'image corporelle.

Parmi les personnes que nous avons rencontrées, il semble que les femmes soient plus sensibles que les hommes aux questions de stature. En effet, une fois leur stature adulte atteinte, elles sont 26,3 % à en être insatisfaites, pour 10 % des hommes. Cette même question du degré de satisfaction de sa stature a été posée pour les périodes de l'enfance et de l'adolescence. Nous avons été surpris de ne pas constater de différence significative entre garçons et filles. Par ailleurs, il a été demandé aux femmes si elles pensaient envisageable de vivre avec un conjoint plus petit qu'elles, et aux hommes s'ils pensaient envisageable de vivre avec une conjointe plus grande qu'eux. Il y a une proportion de femmes (50,6 %) significativement supérieure à celle des hommes (23,9 %) qui répondent non à la question posée. 31 % des femmes voient en un conjoint plus petit qu'elles un homme qui manquerait de virilité et qui aurait du mal à les protéger. 25 % des hommes estiment qu'ils développeraient un complexe d'infériorité (attention, ces pourcentages sont réalisés uniquement à partir des réponses négatives argumentées). Il a également été demandé aux individus d'estimer leur catégorie de stature ("très petit(e)", "petit(e)", "moyen(ne)", "grand(e)" ou "très grand(e)"), selon qu'ils se comparent à leur génération ou à la population actuelle (cf. figures 1 et 2).

 

Figure 1. Comparaison des différentes catégories de taille auto-estimées des individus par rapport à leur génération (abscisse) avec leur catégorie de taille réelle (petit, moyen, grand) (tp: très petit, p: petit, m: moyen, g: grand, tg: très grand)

Figure 1. Comparison with individual different range of auto-estimate height according to their generation (abscissa) and their real height range (small, medium, tall) (tp : very small, p : small, m : medium, g: tall, tg : very tall)

 

Figure 2. Comparaison des différentes catégories de taille auto-estimées des individus par rapport à la population actuelle (abscisse) avec leur catégorie de taille réelle (petit, moyen, grand) (tp: très petit, p: petit, m: moyen, g: grand, tg: très grand)

Figure 2. Comparison with individual different range of auto-estimate height according to current population (abscissa) and their real height range (small, medium, tall) (tp : very small, p : small, m : medium, g: tall, tg : very tall)

 

On constate que dans l'ensemble les personnes interrogées ne se sentent pas significativement plus petites par rapport à la population actuelle que par rapport à leur génération, excepté pour les femmes se trouvant "petites". Elles sont en effet deux fois plus nombreuses à se sentir "petites" par rapport à la population actuelle (40 %) que par rapport à leur génération (20 %).

Nous avons été surpris par cette différence entre les deux sexes au niveau de la perception de la stature. Nous pensions que les représentations de puissance, de domination auxquelles renvoient les grandes statures correspondaient plus à des caractéristiques masculines que féminines, et que ce serait donc chez les hommes que nous trouverions un plus grand intérêt vis à vis de la stature. En se remémorant les qualités associées aux grandes statures: "prestance", "autorité naturelle" et "facilité de contact" et leur intérêt dans la vie professionnelle, une hypothèse explicative nous est apparue comme envisageable. Comme le souligne Le Breton (1990: 162), au même titre que "les femmes revendiquent le droit à la force  en entrant dans les salles de musculation", ne souhaitent-elles pas posséder les mêmes atouts que les hommes pour s'imposer dans leur vie sociale ?

S'il apparaît donc clairement que les personnes interrogées apprécient les grandes statures, il semble intéressant de savoir ce qu'elles entendent par "grand(e)" et "petit(e)". Les variables constituées à partir des réponses à ces questions ne suivant pas la loi normale, les différentes moyennes ne peuvent pas être comparées entre elles. Nous avons donc comparé les différences de répartition de ces variables autour de leur médiane (cf. figure 3).

 

Figure 3. Influence de la stature d'un sujet sur sa perception des grandes et petites tailles.

Figure 3. Person’s height influence on his small and tall perceptions

 

On constate ainsi que les seuils de grande stature féminin et masculin sont globalement appréciés de la même manière par les femmes et par les hommes, et ce quelque soit leur catégorie de stature respective. Il en va tout autrement pour les seuils de petites statures. En effet, que ce soit pour les femmes ou pour les hommes, plus l'individu est grand, plus il a tendance à faire des estimations élevées de ces seuils. Il semble donc que les grandes statures soient relativement normalisées, tandis que la notion de petite stature reste beaucoup plus floue.

La stature des gens a-t-elle une influence sur leur estimation de la stature moyenne des femmes et des hommes âgés de 20 à 60 ans, vivant en France ? Il semblerait que la réponse à cette question soit négative puisque il n'y a pas de corrélation significative entre la stature des individus et leurs estimations de la stature moyenne des femmes et des hommes vivant en France (p>0,05). Le fait d'être "petit", "moyen" ou "grand" n'entraîne pas de différence significative dans ces estimations (p>0,05). Que l'on soit une femme ou un homme, cela n'engendre pas non plus de différence significative dans ces estimations. Il semble donc que l'image de la stature moyenne des français soit partagée globalement de la même manière par tous.

Les moyennes de ces estimations de la stature des français sont les suivantes: 165,3 cm pour les femmes et 174,8 cm pour les hommes. En comparant ces chiffres à ceux de la stature moyenne des femmes et des hommes de la population de référence, on constate que pour les hommes ces valeurs sont assez proches: 174,8 cm à partir des estimations et 174,1 cm pour les hommes de la population. Par contre, pour les femmes cette différence est importante: 165,3 cm à partir des estimations et 161,0 cm pour les femmes de la population. Dans les deux cas les différences se font dans le sens d'une image plus grande que la réalité. L'importance de cet écart entre l'image de la stature moyenne des femmes et la réalité donne probablement un élément d'explication au fait qu'elles se sentent plus petites qu'elles ne sont. Le référentiel que représente l'image de la stature moyenne des femmes vivant en France étant bien au-dessus de la réalité.

Pour terminer, nous avons souhaité comparer les représentations de la stature à celles du poids au sein de l'échantillon. En ce qui concerne le taux d'insatisfaction par rapport à la stature, nous avons vu qu'il penchait fortement en faveur des femmes (26,3 % contre 10 %). Au niveau du poids, on constate que 60 % des femmes en sont insatisfaites pour 47 % des hommes. Néanmoins, et contrairement à la stature, cette différence n'est pas significative. Plus de la moitié de l'échantillon n'est donc pas satisfait de son poids, et contrairement à ce que nous attendions, ce phénomène touche autant les hommes que les femmes. Les régimes miracles et autres salles de remise en forme ont donc encore de beaux jours devant eux. Nous retrouvons à travers la manière dont les personnes de l'échantillon vivent leur poids, et dans une autre mesure leur stature, l'importance de l'image, et de l'image du corps en particulier, dans nos sociétés où le sens prépondérant est de loin celui de la vue. Ces résultats vont dans le sens de ce que Le Breton décrit ainsi: "les signes traditionnels du masculin et du féminin tendent à s'échanger, et à nourrir le thème androgyne qui s'affirme de plus en plus" (1990: 162).

 

Conclusion

Cette étude a permis de mettre en évidence deux résultats principaux. D'une part, la majorité des individus auraient aimé être plus grands, considérant qu'ainsi leur vie serait plus facile tant sur le plan pratique que sur le plan social. D'autre part, cette tendance semble toucher plus particulièrement les femmes que les hommes. Nous avons également pu constater que la différence entre [stature auto-estimée] - [stature mesurée] n'était malgré tout pas si importante que cela, même si cet écart est en moyenne plus élevé chez les personnes de petite stature que chez les personnes de grande stature. Le fait que cette étude se soit déroulée dans un contexte médical n'y est sûrement pas étranger.

Les gens conscients de ce que la stature et le poids se différencient fondamentalement par le fait que l'une ne se contrôle pas quand l'autre peut l'être dans une certaine mesure, les représentations au sein de la population relatives à ces deux caractères biologiques ne sont pas les mêmes. Il nous semble néanmoins que par certains aspects le désir d'être grand se rapproche de celui d'être mince. Pourtant le premier ne pourra jamais n'être qu'une source de frustration, sauf à imaginer par exemple, une évolution de la législation visant la prescription de traitement à base d'hormones de croissance. Où faudra-t-il alors placer la limite au-delà de laquelle on versera dans l'eugénisme ?

Face à cette attention croissante portée au corps et à son image, il serait intéressant que des études sur les perceptions des dimensions corporelles, autres que celle du poids, soient menées par des chercheurs dans le cadre d'une approche bio-culturelle.

 

Bibliographie

Abega, S.C., 1997, Qualité de vie et regard de l'autre: les thèmes alimentaires chez les Tikar de Nditam. Prévenir, 33, 189-194.

Cavelaars, A.E.J.M., Kunst, A.E., Geurts, J.J.M., Crialesi, R., Grotvedt, L., Helmert, U., Lahelma, E., Lundberg, O., Mielck, A., Rasmussen, N. Kr., Regidor, E., Spuhler, Th, Mackenbach, J.P., 2000, Persistent variations in average height between countries and between socio-economic groups: an overview of 10 European countries. Ann. Hum. Biol., 27(4), 407-421.

Cleuvenot, E., Houët, F, 1993, Proposition de nouvelles équations d'estimation de stature applicables pour un sexe indéterminé, et basées sur les échantillons de Trotter et Gleser. Bull. Mém. Soc. Anthrop. Paris, n.s., 5, 245-255.

Garralda, M. D., Vandermeersch, B., 1993, L'évolution de la stature. Bull. Mém. Soc. Anthrop. Paris, n. s., 5, 269-281.

Heuzé, Y., 2001, La stature: mesure et perception d'un caractère biologique. Mémoire de DEA d'Anthropologie, Université Bordeaux 1.

Le Breton, D., 1990, Anthropologie du corps et modernité (Paris : PUF)

Mondiet-Colle, C., Colle, M., 1989, Le mythe de Procuste : la stature humaine entre norme et fantasme (Paris : Seuil)

Nystöm Peck, M., Lundberg, O., 1995, Short stature as an effect of economic and social conditions in childhood. Social Science and Medicine, 41, 733-738.

Olivier, G., 1965, Anatomie anthropologique (Paris)

Roguka, E., Bielicki, T., 1999, Social contrasts in the incidence of obesity among adult large-city dwellers in Poland in 1986 and 1996. Journal Biosocial Sciences, 31, 419-423.

Rona, J.R., 1981, Genetic and environmental factors in the control of growth in childhood. British Medical Bulletin, 37, 265-272.

Tanner, J.M., 1992, Growth as a measure of the nutritional and hygienic status of a population. Hormone Research, 38 (suppl. 1), 106-115.

Tanner, J.M., 1999, The growth and development of the annals of Human Biology: a 25 years retrospective. Ann. Hum. Biol., 26(1), 3-18.

Trotter, M., Gleser, G., 1958, A re-evaluation of estimation of stature based on measurements of stature taken during life and of long bones after death. Am. J. Phys. Anthrop., n.s., 16, 79-124.