Kouakou Bah, J.P. et
Fanny, N., 2018. Impact de la perception des jumeaux sur leur prise en charge
socio-sanitaire chez les Sénoufo de Côte d’Ivoire. Antropo, 39, 97-103.
www.didac.ehu.es/antropo
Impact de la
perception des jumeaux sur leur prise en charge socio-sanitaire chez les
Sénoufo de Côte d’Ivoire
Impact of the
perception of twins on their socio-health care among the Senufo of Ivory Coast
Jean-Pierre Kouakou Bah et Navouon Fanny
Université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d’Ivoire)
Auteur chargé de la
correspondance : Jean-Pierre Kouakou Bah. Kouakou_bah@yahoo.fr
Mots-clés : Impact, perception, prise en charge,
jumeaux, Sénoufo, Côte d’Ivoire
Keywords : Impact, Perception, Support, Twins, Senufo, Ivory
Coast
Résumé
En pays Sénoufo, l’homme, en plus de ces origines
biologiques, appartient en grande partie à une dimension religieuse. Sa vie
exige une harmonie symphonique avec tout son environnement visible comme
invisible. Il est donc régi par des règles à observer. C’est en cela que depuis
la base, le Sénoufo accorde un grand intérêt à la vie des enfants. Leur vie de
gloire ou de misère est pressentie avant l’âge adulte. Tout ce qui peut aliéner
l’épanouissement est étouffé à la source. La survie des jumeaux constitue donc
une préoccupation quant à leur statut singulier. Ils sont l’incarnation du bien
et du mal et font l’objet d’adoration selon le contexte. Cela est évalué en
fonction des bonheurs et des malheurs qui arrivent à la famille.
Les naissances gémellaires males revêtent un
accent particulier chez les Sénoufo. Leur présence dans une famille diminue l’espérance
de vie des géniteurs, surtout du père. Cet état de fait explique l’abandon des
jumeaux à leur compte afin que l’un d’eux succombe.
Abstract
In Senufo country, man, in addition to
their biological origins, belongs largely to a religious dimension. His life
requires a symphonic harmony with all his visible and invisible environment. It
is therefore governed by rules to observe. It is in this that since the base,
the Senufo gives a great interest to the life of the children. Their life of
glory or misery is felt before adulthood. All that can alienate the fulfillment
is stifled at the source. The survival of twins is therefore a concern about
their unique status. They are the embodiment of good and evil and are worshiped
according to the context. This is evaluated according to the happiness and
misfortunes that come to the family.
Male twin births are particularly
important among the Senufo. Their presence in a family decreases the life
expectancy of the parents, especially the father. This state of affairs
explains the abandonment of the twins to their account so that one of them
succumbs.
Introduction
La santé des enfants a été
et reste au centre des débats depuis lors. Elle est d’autant plus préoccupante,
car l’enfant constitue le devenir de tous les peuples et les nations, assurant
la pérennisation. Une naissance en Afrique est toujours saluée avec joie et reconnaissance ; reconnaissance envers Dieu et reconnaissance envers les
divinités tutélaires de la famille qui a enregistré cet heureux évènement. Dans
l'Afrique traditionnelle, l'on ne se marie pas seulement pour partager les
joies et les peines de son partenaire, mais surtout pour avoir des enfants. Et
quand l'enfant venait à manquer, la raison de vivre
ensemble du couple est mise en mal.
L'on comprend aisément pourquoi les naissances
gémellaires sont traitées avec autant de délicatesse, d'affection, mais
également de crainte. Les regards et interprétations sont
spécifiques à chaque communauté selon sa perception, ses croyances. Le cas du
groupe socioculturel Senoufo (Ethnie du groupe ethnoculturel Gour, localisée
dans le nord de la Côte d’Ivoire) est d’un intérêt particulier.
En pays Sénoufo, l’intégration sociale de
tous les membres doit répondre aux normes éducationnelles et physiques du monde
visible et invisible. Tout ce qui trame autour de l’individu est pris en compte
pour jauger sa valeur et lui concéder une place dans la société. Les faits spéciaux
dans l’histoire de toute personne sont d’une importance capitale et font objet
d’interprétation durant son courant de vie. Ainsi, la naissance gémellaire revêt
toujours un accent particulier surtout dans la société traditionnelle sénoufo
du fait du caractère insolite, voire "extraordinaire" de la naissance
d'une seule et même grossesse de deux enfants et parfois plus. Cette particularité
s'explique d'autant plus que la femme, à l'exception de beaucoup de mammifères
qui eux, sont multipares, est généralement unipare. Et c'est ce caractère non
habituel et difficilement explicable du mystère qui entoure la conception des
jumeaux qui amène les Sénoufo à déifier ou plutôt à diviniser ces êtres
surnaturels dotés selon lui d'un certain pouvoir. Leur naissance tout comme
leur participation à la vie active est au centre de spéculations parfois déterminantes
pour leur propre santé et celle de leurs proches. Cet état de fait suscite ici
la question de savoir : comment s’explique la récurrence de la morbidité
des jumeaux chez les Sénoufo ? La réponse à cette interrogation permet de
comprendre les motivations qui déterminent la qualité de la prise en charge des
jumeaux chez les Sénoufo, notamment dans la région de la Bagoué.
Méthodologie
Cette étude sur les jumeaux s’est déroulée
en pays Sénoufo dans le nord de la Côte d’Ivoire, dans le District des savanes
précisément dans la Région de la Bagoué. Elle s’est intéressée à tous les Sénoufo
de cette région mais particulièrement aux populations de la ville de Baya Sous-préfecture,
des villages de Bledjimini et de Monogo dans la Sous-préfecture de Kolia (Département
de Kouto) et de Tinasso dans la Sous-préfecture de Sianhanla (Département de Kouto).
Cette région de la Côte d’Ivoire qui
constitue notre champ d’étude est composée de population sénoufo, malinké
(dioula), peul, haoussa et bien d’autres populations de la sous-région. Bien
que toujours attachée à sa culture, cette partie de la Côte d’Ivoire a été
beaucoup influencée par la religion islamique du fait de sa proximité avec
l’empire mandingue qui par moment y faisait des incursions (Koné, 1984). Ce brassage
culturel n’a pu altérer certaines perceptions et croyances de la population sénoufo,
autochtone de cette région. Cette résistance aux perceptions exogènes a justifié
notre intérêt à la question des jumeaux dont les pratiques d’adorations
demeurent.
Traitant la question des jumeaux, nous avons utilisé
l’approche qualitative pour saisir le sens des comportements des populations
sénoufo dans la prise en charge des jumeaux.
L’enquête s’est faite à partir d’un entretien
semi-directif avec les autorités traditionnelles (gardiens des us et coutumes),
les parents de jumeaux et les matrones de la ville de Baya Sous-préfecture, des
villages de Bledjimini et de Monogo dans la Sous-préfecture de Kolia et de
Tinasso dans la Sous-préfecture de Sianhanla. En effet, nous nous sommes
entretenus avec cinquante (50) personnes dont dix (10) entretiens avec des parents
de jumeaux, quatre (4) avec des matrones (une matrone par village), quatre (4)
avec des autorités traditionnelles. Quatre (4) entretiens en focus group (8
personnes par groupe par village) avec des jumeaux (plus de 14 ans). Ces
personnes sont des acteurs directs ou des détenteurs des connaissances sur la
tradition de la communauté. Aussi, nous
nous sommes rendus dans des domiciles pour observer de plus près des objets symbolisant
les jumeaux que l’on adore. Pour conserver l’entièreté des données, nous avons
utilisé l’enregistrement par dictaphone.
Résultats
Le développement des articulations
ci-dessus énumérées et les attentes de cette investigation nécessitent que soit
élucidée avant tout, une définition des jumeaux dans le contexte.
Définition de jumeaux
Selon Culioli (1972), jumeaux est un nom donné aux individus nés simultanément de la même
mère. Ce terme est généralement employé dans le cas de l’homme et des mammifères
thériens tels les canidés, les félidés qui sont placentaires et vivipares. On
distingue deux types de jumeaux, dits univitellins, uniovulaires ou
monozygotiques, qui sont issus d’un seul œuf ayant subi une fusion plus ou
moins précoces au cours du développement embryonnaire et les faux jumeaux dits
bivitellins, diovulaires, ou dizygotiques, qui sont issus chacun d’un œuf
entier. Les faux jumeaux sont des frères et sœurs d’une même portée comme chez
la plupart des mammifères. Contrairement aux vrais jumeaux, les faux peuvent être
de sexes différents. Les vrais jumeaux résultent d’un phénomène de polyembryonie
consistant en la scission d’un ovule fécondé en deux ou plusieurs territoires
embryonnaires qui, après régulation, se développent chacun en un individu
complet.
Dans le cas de notre recherche, la notion
de vrai ou de faux n’a aucune importance en matière de jumeaux. Les jumeaux
sont deux ou plusieurs individus nés simultanément en une maternité de la même mère.
Ils peuvent être du même sexe ou pas peu importante pour le sénoufo. Une seule
maternité engendrant deux ou plus de deux enfants sont des jumeaux.
Le mystère des jumeaux en pays sénoufo
Les jumeaux dans la société traditionnelle
sénoufo constituent tout un mystère. Leur prise en charge donne lieu à une
série de pratiques rituelles visant à protéger les parents. Les géniteurs et
proches doivent être en accord avec les forces mystiques qui animent ces
enfants. Ils se distinguent des enfants ordinaires par leur prénom et leur
pouvoir surnaturel.
Des prénoms propres aux jumeaux
Considérés comme enfants particuliers, ils
font l’objet d’un traitement spécial par leur famille et la société dans son
ensemble. A cet effet, ils bénéficient de prénoms spéciaux comme N’ganan ou Wannan pour les garçons et N’gadia
ou Wandia pour les filles. Les préfixes
N’ga ou Wan signifient jumeaux. Des prénoms selon l’ordre de naissance leur
sont aussi attribués comme tout enfant sénoufo avec la particularité d’y
joindre les différents préfixes qui les caractérisent. On peut citer entre
autres pour l’enfant de sexe féminin :
-
N’gayélé = jumelle de la
première maternité ;
-
N’gayoh = jumelle de la
deuxième maternité ;
-
N’gagniré = jumelle de la
troisième maternité ;
-
N’gabèrè = jumelle de la
quatrième maternité.
Pour l’enfant de sexe masculin, on a :
- N’gazié = jumeau de la première maternité ;
- N’gazana = jumeau de la deuxième maternité ;
- N’gawolo = jumeau de la troisième maternité ;
- N’gabè = jumeau de la quatrième maternité.
Aujourd’hui, avec l’influence
de l’islam sur la culture sénoufo, les jumeaux ont parfois des prénoms qu’on
trouvent chez le voisin malinké comme: Wassa,
Mabourou pour les filles et les prénoms
comme : Lassina, Sina, etc. pour les garçons.
Contrairement aux prénoms malinké, les prénoms des jumeaux chez les Sénoufo, ne
peuvent qu’être portés par une personne issue d’une naissance gémellaire.
Ces prénoms denotent que
le porteur n’est jamais seul. Il a un ou des complices animés tous par des
esprits qui les protègent, les rendant invulnérables et craint de tous.
L’omniprésence des
jumeaux
Pour savoir que les jumeaux chez les Sénoufo sont
partout, permanemment, voire immortel, il faut comprendre la conception sénoufo.
Ils sont partout et prennent le contrôle de la vie des proches, surtout des géniteurs,
déterminant le succès ou l’échec. Ils sont à la maison, au champ, à la rivière,
au marché, dans les voyages, les lieux de compétitions etc. De leur vivant ou
de leur mort, l’on leur adresse la parole et leur confie la destinée de toute
épreuve. Ils sont au cœur de toute action. Même mort, ils sont toujours représentés
par deux petits paniers liés l’un à l’autre. Ces paniers sont appelés n’gadann. Le n’gadann peut
être tissé en rafia ou peut-être en fer pour le rendre plus solide. Il symbolise
les jumeaux toujours auprès d’une femme qui les a enfantés même s’ils ne sont plus
vivants. Pour attester de leur pésence, on met de la monnaie dans les paniers
(qui les représentent) pour les jumeaux. Ces deux paniers
liés peuvent être dans un coin de la case de la mère, le plus souvent à côté de
la jarre d’eau (gros récipient en argile fabriqué localement par les potières
pour conserver l’eau de boisson) et font objet d’adoration périodique avec la
cola ou de la nourriture lorsqu’un membre de la famille doit subir une épreuve
ou un long voyage. Chaque fois que la mère
veut entreprendre quelque chose, elle s’agenoue devant ces deux paniers pour leur
demander l’autorisation ou la bénédiction.
Ils peuvent être transportés dans les marchandises sur le
marché, dans les semences au champ pour implorer en tout lieu leur aide pour
une réussite de tout ce qu’on fait. Ainsi, ils sont considérés comme des médiateurs
entre le monde visible et le monde invisible.
La prise en charge des jumeaux
Chez les
Sénoufo, le mythe autour des jumeaux leur confère une prise en charge
particulière. La parité est toujours leur signe même lorsqu’un est absent. Ils
sont le plus souvent habillés de la même façon. Ils benéficient de nombreux
dons sous forme de sacrifice pour conjurer certains sorts ou attirer la chance
vers soi. Les petites monnaies et d’autres objets précieux sont toujours donnés
aux jumeaux. L’absence ou la mort de l’un n’affecte pas le respect des dons en
nombre paire comme 2, 4, 6, 8 etc. Il est proscrit de leur donner en nombre
impaire soit 1, 3, 5, 7, etc. En cas d’un don en impaire, on vous demandera
toujours la part de l’autre. La division écludienne en part égale ne doit pas
faire objet de discussion pouvant succiter des frustrations chez l’un ou
l’autre. En l’absence de l’un, l’autre profite de la part des deux. « C’est effectivement mon cas. Perdant
mon frère jumeau, une semaine après notre naissance, je continue de bénéficier
des parts de celui-ci. Ma mère m’a toujours offert des habits en double »
(propos d’un jumeau de 16 ans).
Dans l’imaginaire
du Sénoufo, le mort n’est pas mort. Il est toujours dans notre environnement et
assiste à tout ce qui se passe. Même mort, il peut toujours manifester sa colère
ou sa clémence. La prise en charge exceptionnelle des jumeaux touche parfois
l’enfant qui est de la maternité suivante. Celui qui suit les jumeaux porte le
nom kolo, valable pour le masculin ou
le feminin. Le suivant des jumeaux peut substituer un jumeaux au cas où il est
de même sexe que le jumeau décédé. Il peut bénéficier des dons faits aux
jumeaux, mais ne peut bénéficier du respect mystique qu’on donne aux jumeaux. Néanmoins,
il est invulnérable et bénéficie de l’ora des jumeaux.
Cette
conception des choses constitue pour les jumeaux un couteau à double tranchant
déterminant pour sa survie en pays sénoufo.
Les
jumeaux comme de petits dieux
Des pouvoirs surnaturels sont prêtés aux jumeaux. Ils
leur permettraient de faire du mal à ceux qui les déplaisent. Le scorpion est même reconnu comme une arme utilisée par
les jumeaux pour se venger de toute personne qu’ils jugent menaçante pour eux.
Ils manipulent les scorpions comme ils veulent contre les autres. Dans
l’imaginaire du Sénoufo, il y a un lien étroit entre le scorpion et les jumeaux.
Ils ont un contrôle sur le scorpion. Sa morsure ne leur fait pas mal. Au cas où
un scorpion piquerait un jumeau qui ressenterait le mal, cela est révélateur d’une
attaque perpetrée par son frère jumeau.
Toujours
vénérés, ils sont consultés avant de toucher à la nouvelle récolte. On consulte
les jumeaux et ceux-ci leur donnent l’autorisation d’en consommer. Cela est
valable pour la mère, même si elle a eu cela de la part de quelqu’un. « Après l’accouchement de mes jumeaux qui ont
aujourd’hui plus de trente ans, je leur demande toujours la permission avant de
consommer la nouvelle récolte. C’est à eux de décider si je peux en consommer
ou pas » (propos d’une septuagénaire, mère de jumeaux). Outrepasser l’autorité
des jumeaux, est synonyme de méconnaissance de leur pouvoir et cela exposerait
aux sanctions de ces derniers.
Les parents doivent donc faire très attention à la façon
dont ils traitent leurs jumeaux, car ils peuvent tuer ou rendre malade ceux qui
leur ont fait du mal. Ils font la pluie et le beau temps de la
famille et communiquent avec l’invisible. Ils sont objets d’attention
particulière par les siens, voire des êtres vénérés. Ils attirent l’attention
de tous, les rendant naturellement célèbres. Inséparables, l’entraide fait
partie de leur quotidien. Par transition, être en conflit avec l’un engendre
l’autre automatiquement.
Profitant de ce pouvoir surnaturel qu’on leur donne, les
jumeaux s’en rendent compte qu’ils sont vénérés. Ainsi, dans les situations
d’insatisfaction de leurs besoins, ils font souvent du chantage en menaçant
leurs proches pour atteindre leurs objectifs. Au cas contraire, tout le mal qui
arriverait à la famille serait de leur fait. Les jumeaux sont à la fois aimés
et craints dans leur environnement. Cette force mystique des jumeaux provoque
des sentiments très différents chez le Sénoufo selon le sexe des descendants
gémellés. Au moment où les naissances gémellées (fille-fille ou fille-garçon)
sont bien accueillies, celles de sexe masculin (garçon-garçon) sont très
craints.
La crainte des jumeaux, parfois néfaste à leur bien-être
Dans la
perception des Sénoufo, les jumeaux fille-garçon ou fille-fille sont bienvenus
et considerés comme les meilleurs jumeaux et signe de bonne augure. Ils
justifient la fertilité du couple et la réussite du mariage. Car, le nombre des
enfants est un indice d’évaluation du succès d’un mariage. Le nombre important
des enfants rassure quant à la pérénisation de la descendance, d’ou la sauvegarde et la protection des
biens de la lignée familiale.
Cependant, les naissances gémellées masculines sont accueillies
froidement dans certaines localités sénoufo. Selon la perception traditionnelle,
les jumeaux (garçon-garçon) annoncent un avenir peu radieux pour les géniteurs.
Tous les parents ne peuvent voir grandir les deux petits garçons. La psychose
augmente avec l’âge des enfants. Dans ce cercle vicieux enfants-mère-père,
c’est le père qui a le moins de chance. C’est lui qui est plus visé par le sort.
Pour épargner les parents de cette situation de détresse,
la santé des jumeaux mâles chez certains sénoufo est hypothéquée.
D’abord, à la naissance, les matrones prennent acte de la
situation et en informe le père. Une résolution discrète est prise pour sauver
le père. Ainsi, tous les jumeaux, n’ont pas la chance de sortir vivant de l’accouchement.
Cette opération est réservée aux matrones. L’ordre lui est donné par les
proches d’agir. Ceci est un secret atteste une septuagénaire lors de notre
enquête.
« Si les jumeaux échappent à cette
élimination en couche, ils ne bénéficient plus de soins appropriés qui leur
garantiraient la chance de vivre. Pour preuve, j’ai acheté des médicaments pour
les jumeaux de mon grand frère dès mon arrivée, mais personne ne leur
prodiguait les soins. Un est décédé. J’ai senti un soulagement des géniteurs,
car sa mort n’a pas attristé la famille comme il se doit » (propos de l’oncle de jumeaux, un
fonctionnaire en visite à ses parents). Tout est mis en œuvre délibérément pour
éliminer un des jumeaux afin de protéger le père. La crainte du pouvoir
maléfique des jumeaux vient s’ajouter aux difficultés de prise en charge
affectant leur bien-être.
Discussion
Déifier ou considérer les jumeaux comme des êtres
anormaux, n’est pas seulement propre aux Sénoufo. Chez des ethnies telles que
les Ga du Ghana, les Mossi du Burkina Faso, les Bantous d’Afrique centrale et
autres, la mère des jumeaux, comme les enfants jumeaux sont marqués soit en mal
ou en bien.
Les jumeaux : une naissance bénéfique
Dans certains cas, un profond respect, et même une
adoration est faite pour les jumeaux qui sont considérés comme des êtres
parfaits. Leur naissance est l’occasion de saluer l’arrivée sur terre d’êtres
exceptionnels.
« En Afrique de l’Ouest, la mère
de jumeaux mixtes (qui sont pour les Africains des vrais jumeaux, ce qui n’est
pas le cas pour les Occidentaux) est considérée comme une élue de Dieu qui a
donné la vie à des êtres qui auront une grande destinée et fait l’objet de bien
des attentions. Après leur venue au monde, elle doit se promener avec eux, les
montrer à tout le monde et faire une quête sacrée. On bénit aussi les enfants,
on pratique des rites pour les fortifier » (Youssouf Tata Cissé, cité par Bangré,
2004).
Une
étude anthropologique des pratiques contemporaines relatives aux enfants en
Afrique faite par Cimpric (2010) du Bureau UNICEF Afrique de l’Ouest et du Centre
(BROAC), de Dakar sur les enfants accusés de sorcellerie illustre bien cette
perception des jumeaux. S’appuyant sur les résultats de certaines recherches,
elle soutient que chez les Ga du Ghana, la naissance des jumeaux est également
perçue comme une anomalie bienvenue, puisqu’elle symbolise le pouvoir
reproducteur des parents (Kilson, 1976). Dans ce contexte les jumeaux figurent
le mystique. Ils sont assimilés aux génies et au monde des esprits. Les Kedjom du
Cameroun admirent et vénèrent également les jumeaux considérés comme étant en
connexion particulière avec le monde des esprits (Diduk, 1993, 2001). Il en va
de même pour les Mende de Sierra Leone qui accordent aux jumeaux des pouvoirs
particuliers et leur vouent un grand respect afin d’obtenir leur bienveillance.
Les jumeaux : source de malédiction
Des cas de jumeaux sont considérés depuis toujours comme
une source de malédiction. Pour l’ethnie Antambahoaka, les jumeaux de
Mananjary, localité du Sud-Est de Madagascar, sont encore rejetés par la
société. Si on ne les met plus à mort comme autrefois, ils sont toujours mal
perçus et abandonnés. Plusieurs jumeaux sont adoptés par des étrangers. Malgré
l’aménagement de centres d’accueil, les jumeaux y compris leurs mères ont
toujours du mal à survivre et s’intégrer harmonieusement dans leur communauté.
Des propos de Nicole André, roi coutumier de Mananjary,
l’illustrent mieux. En effet, affirme-t-il : « Les jumeaux sont et seront toujours maudits. Pour les
Antambahoaka, les jumeaux apportent la malédiction et sont considérés comme des
animaux inutiles. De ce fait, ils n’ont pas le droit d’être enterrés dans le
tombeau familial » (Caille, 2008). Au-delà de l’animalisation, ils sont
exclus comme des moins que rien. Une hypothèse attribue cette lourde
responsabilité d’exclusion des jumeaux de Mananjary à un astrologue, qui au XIXe
siècle, aurait persuadé la reine Ranavalona 1ère que les jumeaux
étaient des êtres exceptionnels, voués à une destinée grandiose. Et que par
peur de perdre un jour son pouvoir, la reine aurait ordonné aux parents de
jumeaux de les tuer ou de les déposer à l’entrée de l’étable. Et ceux qui
n’étaient pas piétinés par les zébus ou dévorés par des animaux sauvages
seraient autorisés à vivre mais traités comme des parias. Si de nos jours, on
ne tue plus les jumeaux à Mananjary, ils sont toujours mal vus. Les chefs de
clan ne demandent plus de tuer les jumeaux comme auparavant. En revanche, ils
ordonnent aux parents d’élever leurs jumeaux en dehors de la communauté,
c’est-à-dire de quitter la ville avec eux, de les faire adopter ou de les
placer dans un centre d’accueil. Le plus important pour eux actuellement, c’est
de ne pas les voir roder autour de la case du roi coutumier.
Les jumeaux : une incarnation de pouvoir surnaturel
Les jumeaux sont associés à des puissances
dangereuses, sorcières. Parmi, les populations Bantous du sud, les jumeaux sont
assimilés aux animaux, car, ils sont censés avoir la capacité de transformation
(Cimpric, 2010). Chez les Yaka du Congo, les jumeaux sont « entachés d’une
caractéristique animale » (Devisch, 1976, cité par Cimpric, 2010). En République
Centrafricaine, les Yakoma appellent le jumeaux ngbô, ce qui signifie le serpent. Ils sont les médiateurs entre l’animalité
et la divinité.
Pour Nurukyor Somda : « les jumeaux dans la société
traditionnelle sont considérés comme des hommes pas normaux, ayant des pouvoirs
surnaturels que le commun des mortels n’a pas » (Guebre, 2005). Selon
les croyances, ils ont le pouvoir de rendre aveugle ou de provoquer en
quelqu’un une maladie. Ils seraient aussi capables du plus grand bien. C’est au
regard de leur particularité qu’ils portent des noms stéréotypés dans la
société traditionnelle. Poko et Raogo chez les Mossi, Zien et Naab chez les Dagara. Leur naissance donne lieu à une série de
pratiques rituelles visant à mettre les parents en accord avec les forces mystiques
qui animent ces enfants.
Accusés ou vénérés, les jumeaux sont
reconnus pour des détenteurs de pouvoir. C’est l’interprétation des conséquences
de ce pouvoir par la communauté d’origine qui détermine le traitement infligé
aux jumeaux.
Conclusion
Les
mythes autour des jumeaux sont encore très vivaces en pays sénoufo. Les rituels
traditionnels, les adorations, ainsi que les contes, les mettant en scène sont
nombreux et toujours d’actualité. On y trouve une facette bonne ou méchante de
ces êtres sacrés ou redoutés. Les
rites qui leur sont consacrés ont pour but de préserver les parents de leur
agression, de les maintenir dans le monde des humains, et de bénéficier aussi
de leur grâce divine. Cette crainte perpétuelle de ces êtres particuliers leur
réserve souvent délibérément la mort pour protéger les parents géniteurs. C’est
le cas des jumeaux garçons dans cette étude. Ils ont moins de chance de vivre
sans attirer les regards malveillants sur la famille.
Aujourd’hui,
toutes ces considérations ne sont plus prises en compte, surtout avec la
modernisation et la floraison des religions chrétienne et musulmane. Nombre de
gens trouvent inutile de perdre leur temps dans des cérémonies qui, finalement,
donnent l’impression de faire d’eux des esclaves pour d’autres dieux que le Dieu
créateur. Toutefois, il faut reconnaître que le mystère même s’il n’est pas
avoué, il règne et oriente les actions des proches. Le pouvoir attribué aux
jumeaux détermine en grande partie leur intégration sociale et leur santé.
Bibliographie
Bangré, H., 2004, Symbolisme des jumeaux : entre
adoration et crainte, http://www.afrik.com/article7975.html
Cimpric, A., 2010, Les enfants accusés de sorcellerie.
Etude anthropologique des pratiques contemporaines relatives aux enfants en
Afrique, https://www.unicef.org/wcaro/wcaro_ Enfants-accuses-de-sorcellerie-en-Afrique.pdf
Culioli, A., 1972, Alpha encyclopédie (Paris: Grange
Batelière)
Devisch, R., 1976, L’institution
rituelle khita chez les Yaka au Kwaango du Nord, une analyse sémiologique.
Thèse de Doctorat, Université de Leuven.
Diduk, S., 1993, Les jumeaux, les ancêtres et le changement socioéconomique dans la société Kedjom, L’Homme 28, 551-571.
Diduk, S., 2001, Bateau jumelé et le pouvoir juvénile : l'ordinaire de l'extraordinaire. Ethnologie, 40, 29-43.
Enfants-accuses-de-sorcellerie-en-Afrique.pdf
Guebre, A., O., 2005, Mendicité des mères de jumeaux : Quand une
coutume devient un gagne-pain, http://lefaso.net/spip.php?article9548
Kilson, M., 1976, Croyances et cérémonie jumelles dans la culture Ga. Journal of Religion in Africa, 5, 171‐197.
Koné, R., 1984, L'évolution de la société sénoufo (Côte
d'Ivoire), les effets de la transformation des lignages sur la scolarisation.
Thèse de doctorat de 3e Cycle, Université de Lyon II, pp 387.