Kouadio, M.K.D., 2017. Tabous associés à la grossesse: une culture préventive des risques obstétricaux en pays Malinké d’Odienné (nord-ouest Côte d’Ivoire). Antropo, 37, 131-140. www.didac.ehu.es/antropo


 

Tabous associés à la grossesse: une culture préventive des risques obstétricaux en pays Malinké d’Odienné (nord-ouest Côte d’Ivoire)

 

Taboos associated with pregnancy: a preventive culture of obstetric risks in Malinké of Odienné country (north-west Ivory Coast)

 

M’bra Kouakou Dieu-donné Kouadio

 

UFR Communication, Milieu et Société, Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire. mbrak07@yahoo.fr

 

Mots-clés: Tabous, grossesse, nouveau-né, prévention des risques, obstétrique traditionnelle, Malinké

 

Keywords: Taboos, Pregnancy, Newborn, Risk Prevention, Traditional Obstetrics, Malinke

 

Résumé

La présente contribution analyse l’une des particularités du suivi de la grossesse en pays Malinké (nord-ouest de la Côte d’Ivoire): les tabous associés à la grossesse. Les données ont été recueillies de février à juillet 2015 auprès des mères, des conseillères et des agents de santé grâce au focus group et à l’entretien semi directif. L’étude montre qu’il existe des tabous alimentaires et non alimentaires associés à la grossesse. Cette disposition s’inscrit dans un cadre de santé préventive: il s’agit de prévenir des risques sanitaires, sociaux et spirituels auxquels serait confronté le couple mère-enfant. Cet objectif de prévention des risques est commun à l’obstétrique  moderne et à l’obstétrique traditionnelle. Cependant, de nombreuses divergences apparaissent dans la typologie des risques identifiés tout comme dans les explications des catégories d’acteurs.           

 

Abstract

This contribution analyzes one of the peculiarities of pregnancy monitoring in Malinke country (north-west of Ivory Coast): taboos associated with pregnancy. The data were collected from February to July 2015 for mothers, counselors and health workers through the focus group and semi-directive interview. The study shows that there are food and non-food taboos associated with pregnancy. This provision is part of a preventive health framework: the aim is to prevent the health, social and spiritual risks faced by the mother-child couple. This objective of risk prevention is common to modern obstetrics and traditional obstetrics. However, there are many divergences in the typology of identified risks as well as in the explanations of the categories of actors.

 

Introduction

En Côte d’Ivoire, comme dans la plupart des pays d’Afrique Subsaharienne, les indicateurs de Santé Maternelle sont alarmants. L’EDS-MICS de 2011-2012 relève 614 décès maternels pour 100.000 naissances vivantes (EDS-MICS, 2013). Cet état de fait se justifie par trois grandes causes: des causes directes, des causes indirectes et des causes sous-jacentes. Les principales causes obstétricales directes sont les hémorragies du post-partum, les hémorragies de la période prénatale, les grossesses extra-utérines et les ruptures utérines. Les causes obstétricales indirectes sont causées par l’anémie. L’anémie est la résultante de plusieurs facteurs dont le paludisme, le VIH et une nutrition des femmes enceintes pauvre en fer. Les causes sous-jacentes sont constituées notamment des grossesses précoces, de l’excision, etc.

L’une des voies indiquées par les autorités sanitaires en vue de détecter, traiter les problèmes et les complications liés à la grossesse, mais aussi de prévenir les maladies et les complications  obstétricales est la consultation prénatale (INS et ICF international 2012). Au moins quatre consultations prénatales sont requises au cours de la grossesse.

Cette importance de la consultation prénatale est cependant relativisée, voire contrastée par des pratiques socioculturelles. En effet, dans le domaine de la surveillance de la grossesse, les populations ivoiriennes adoptent un itinéraire varié: obstétrique moderne, obstétrique traditionnelle (Guillaume, 1988). La première résulte de normes de la médecine conventionnelle. La seconde n’est autre que la médecine de tradition africaine. Au nombre des recommandations faites par les praticiens de médecine traditionnelle, figurent les tabous associés à la grossesse. Ces interdits sont de divers ordres: visuel, verbal, alimentaire et relationnel chez les Akan de Côte d’Ivoire (Abé, 2013); alimentaire, moteur, visuel, verbal et sexuel chez les Sakata de la République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) (Bolakonga 1989-1990).

En Côte d’Ivoire, la situation de la Santé Maternelle est "alarmante" dans le nord-ouest. Selon l’EDS-MICS de 2011-2012, c’est dans cette partie du pays qu’est relevé le taux le moins élevé de visite prénatale (76 %) (EDS-MICS, 2013). Des travaux de recherche entrepris en 2015 dans le District Sanitaire d’Odienné ont montré que le suivi prénatal traditionnel occupe une place prééminente dans les pratiques génésiques des femmes Malinké (CODESRIA, 2014. Personal communication). De ce fait, les gestantes observent un ensemble de tabous. Ces rites visent à protéger ces dernières ainsi que leurs fœtus de toutes les influences néfastes du monde extérieur ou du monde des esprits (Charles, 2014). Or ces tabous, tout comme les rites pubertaires, restent encore ignorés de la nomenclature des informations de consultation prénatale (CPN) (Abé, 2013). Cet état de fait pourrait perturber les gestantes et leurs familles en cas de prescriptions discordantes, d’autant plus qu’elles pourraient être remises en face de choix difficiles (Cantrelle et Locoh, 1990). La connaissance des tabous associés à la grossesse s’impose alors comme une priorité pour améliorer la communication entre les agents de santé et les gestantes lors des visites prénatales.    

A partir de quelques exemples, la présente contribution analyse l’importance des tabous associés à la grossesse dans la culture obstétricale Malinké en mettant en interface deux champs disciplinaires: les sciences biomédicales d’une part et la science anthropologique de l’autre.

 

Approche théorique

L’étude prend appui sur le courant culturaliste. Il s’agit d’une "théorie promue par l’école anthropologique américaine, elle repose sur la suprématie de la culture comme point de départ pour comprendre l’ordre social, sur la formation à travers le conditionnement et sur le caractère primordial des premières relations" (Tchétché, 2013).

En pratique, cette approche théorique permet de comprendre l’influence de la culture sur les pratiques obstétricales des communautés. De ce fait, les tabous associés à la grossesse constituent des mécanismes culturels qui s’inscrivent dans une logique de santé génésique et préventive. 

 

Méthodologie

L’étude a été effectuée dans le Département d’Odienné, principalement dans trois localités: Kôrôblala (centre urbain), Kahanso (axe Odienné-Touba) et Gbahanla (axe Odienné frontières Mali-Guinée). Il s’agit d’une étude qualitative. Les données de terrain ont été recueillies de février à juillet 2015. Les groupes d’acteurs sont les conseillères (nous désignons ainsi les femmes généralement âgées de 45 ans et plus et qui donnent des conseils aux femmes les plus jeunes dans divers domaines de la vie sociale, notamment dans le cadre de leur vie reproductive) et les mères auxquelles s’ajoutent des agents de santé. Au nombre de soixante-six, ces personnes-ressources sont ainsi réparties (Tableau 1).

Les outils de collecte mobilisés ont été le focus group et l’entretien semi-directif. Les données recueillies ont été analysées à l’aide de l’analyse de contenu.

 

Localités

Cibles

Type d’entretien

Nombre d’entretiens

Nombre de participants

Kôrôblala

Sage-Femme Majore

Entretien semi-directif

01

01

Kôrôblala

Mères

Focus group

01

10

Kôrôblala

Conseillères

Focus group

01

11

Sous-total Kôrôblala

 

 

03

22

Kahanso

Infirmier-Chef

Entretien semi-directif

01

01

Kahanso

Mères

Focus group

01

10

Kahanso

Conseillères

Focus group

01

11

Sous-Total Kahanso

 

 

03

22

Gbahanla

Mères

Focus group

01

10

Gbahanla

Conseillères

Focus group

01

12

Sous-total Gbahanla

 

 

02

22

Total général

 

 

08

66

Tableau 1. Échantillon de l’étude.

Table 1. Study sample.

 

Résultats

Les tabous associés à la grossesse en pays Malinké d’Odienné

Tabous alimentaires

L’aloco loco

La consommation de l’aloco (friture de banane plantain) engendrerait une maladie chez le futur enfant  dénommée bégnan, caractérisée par des douleurs abdominales et des selles verdâtres ou jaunâtres. En outre, l’aloco est un aliment sucré. Or, la consommation excessive de sucre provoquerait une abondance de saignements durant l’accouchement.

 

Les aliments aigres domini koumouni

Les aliments aigres sont, entre autres, le vinaigre vinaigri, le citron lomourou koumouni, etc. Le jour de l’accouchement, ces aliments aigres devraient d’abord être expulsés, provoquant ainsi de vives douleurs dimi kafari chez la parturiente.

 

L’anacarde sômon 

L’anacarde contiendrait de l’acide koumou. Eu égard à cette acidité, à l’accouchement,  la parturiente aurait des douleurs atroces aux pieds. Les contractions seraient vives. L’acide entrainerait une abondance du liquide amniotique dji. L’enfant resterait amaigri. Ce liquide mange l’enfant a hé dé domi nan.

 

La mangue mangoro

Tout comme l’anacarde, la mangue, surtout non mûre, aurait des propriétés acides. De ce fait, ces deux aliments auraient des effets similaires. Par ailleurs, la consommation abondante de mangue mûre, aurait les mêmes effets que ceux des aliments mûrs, à l’instar de l’aloco (hémorragies de la délivrance).

 

Les aliments couchés domini chi-ni

Les aliments couchés sont tout type d’aliments cuits et non consommés entièrement le même jour. Si une gestante consomme des aliments couchés, en particulier du riz couché, à l’accouchement, elle ferait des selles dans le lit. Ce serait un signe d’humiliation. Les aliments couchés rendraient la femme lourde. Le fœtus ne serait donc plus vivace; il dormirait beaucoup dans le ventre de sa mère. 

 

Le silure manôgô  

Il est considéré en pays Malinké que le silure glisse énormément. Il serait gluant nongo et baverait beaucoup a dadjé jé bonan. Si la gestante consomme ce poisson, le futur enfant aurait une salivation abondante. De plus, le silure symboliserait l’impureté, la saleté nongo et la malchance yéridjégué djougou. De ce point de vue, l’avenir de l’enfant serait hypothéqué ou sale. C’est dire qu’il aurait des difficultés à prospérer.  

 

Le sel côguô 

Si la gestante consomme une grande quantité de sel, elle aurait les pieds enflés sé founou.

 

Le chat sauvage ou chat de brousse gbingninwara

Il s’agirait du totem d’une famille portant le patronyme Doumbia. Si ce patronyme est porté par une gestante ou par le père de son enfant, elle ne devrait pas consommer la chair de cet animal. En cas de transgression de cet interdit, elles auraient des lésions buccales, des enflures des lèvres de la gestante ou du futur enfant.

 

Les tabous  non alimentaires  

Les bains nocturnes dougou traman coli

La femme enceinte devrait se laver avant 18 h 30 mn, heure à laquelle se déroule la prière du soir fitri. Au-delà de cette heure, la gestante pourrait rencontrer un génie femelle djinan mousso, qui pourrait mystérieusement échanger son enfant contre un monstre n’gômon. La femme, ayant ainsi perdu son enfant (humain), accoucherait de ce génie. Le développement physique et psychique de ce type d’enfant serait différent de celui des autres enfants. En outre, les bains tardifs pourraient rendre la femme infertile.   

 

Les rites de veuvage non accompli

Le veuvage dure quatre mois et dix jours. Cette période permettrait de respecter l’esprit du défunt mari. Elle viserait également à vérifier que la veuve n’est pas enceinte. Lorsque le veuvage n’est pas accompli, la veuve pourrait donc être stérile. En effet, l’esprit du mari défunt n’aurait pas été respecté.  

 

Les promenades à des heures tardives  dougou tra man yara

Aux heures tardives, la gestante pourrait rencontrer des oiseaux généralement dénommés konon djougou, mauvais oiseaux. Au cours de cette rencontre, la silhouette de ces oiseaux djaha envahirait la gestante. Ainsi, le futur enfant pourrait avoir l’apparence d’un animal ou co n’go sogo. Il pourrait être atteint d’une pathologie dénommée dibini-gnaman (terme signifiant littéralement la saleté de l’obscurité), caractérisée par sa raideur.

 

Le fait de marcher dans le koro ko woho (espace entre deux cases)

Entre deux cases, des personnes déposeraient des objets de sacrifices saraca: cola woro, mil gnon, riz malo, canaris brisés fla daga tchini, etc. pour se débarrasser de leurs maladies. Lorsque la gestante marche sur ces éléments, les maladies ainsi déposées ou mauvaises choses fin djougou pourraient affecter le couple mère-enfant.

Le koro ko woho serait un lieu de prédilection des génies. De ce fait, la rencontre d’une gestante avec ces génies dans ce lieu pourrait lui être préjudiciable, tout comme au futur enfant. En effet, les génies pourraient leur lancer un sort kôrôti ou transformer le fœtus en un monstre n’gômon.

 

Le fait de s’asseoir sur un mortier  ki sigui korown kan

Si la gestante s’assoit sur un mortier, à l’accouchement, elle aurait de vives douleurs. L’intensité des douleurs serait similaire à l’action du pilon sur le mortier akou akou (onomatopée désignant le bruit du pilon qui cogne l’intérieur du mortier). Ce serait l’un des signes d’accouchement difficile.

 

Le fait de s’abaisser et manger  ki ibini ka domini kê 

S’abaisser et manger est une posture qui pourrait provoquer l’enrôlement du cordon ombilical autour du cou du fœtus. Cela pourrait l’étouffer et le tuer. Il est considéré que la nourriture pourrait passer de travers et rentrer dans les fosses nasales de l’enfant.

 

Le fait de casser du bois lôgô tchi 

Casser du bois exigerait un effort physique et obligerait la gestante à s’abaisser. Cet énorme déploiement de force l’affaiblirait. Cela pourrait provoquer une fausse couche. Dans le cas échéant, le futur enfant se tordrait de douleurs tôrômi tôrômi nan.

 

Le fait de beaucoup dormir sounôgô chaman ou sinôgô ka timi

Si gestante dort beaucoup, le fœtus en ferait autant. Ainsi, l’accouchement pourrait être difficile; l’enfant ne fournissant pas d’effort.

 

Le fait de s’asseoir au seuil de la maison boda la sigui

Si une gestante prend l’habitude de s’asseoir au seuil de sa maison, son futur accouchement serait difficile. Le futur enfant se mettrait à la sortie de l’organe génital féminin mousso ya et s’y immobiliserait. Comme sa mère, il resterait à l’entrée de sa maison. Il imiterait donc le comportement de sa mère.

 

Analyse des tabous associés à la grossesse

Les tabous alimentaires, cités par les personnes-ressources, peuvent être classées en quatre catégories: le règne animal, le règne végétal, les aliments préparés et le sel. Ces tabous sont révélateurs d’un statut social (Pagezy 2006), celui de gestante dans le cas d’espèce. Cette catégorie de femmes, tout comme celles qui allaitent et les jeunes enfants, constituent des catégories sociales biologiquement vulnérables car ayant des besoins accrus en protéines pour la gestation, l’allaitement ou la croissance (Pagezy et de Garine 1990).  

Le règne animal est constitué du silure et du chat sauvage. Le silure est un ordre de poisson (vertébrés aquatiques) à peau nue (ne possédant pas d’écailles) dont la tête porte de longs barbillons. Le "chat sauvage" est, lui, un mammifère (classe de vertébrés portant des mamelles). L’absence d’écailles et le type d’habitat (forêt et savane) font respectivement du silure et du chat sauvage des animaux assez spécifiques. En effet, les poissons ont généralement des écailles. Ces deux animaux ont des écosystèmes différents: la forêt ou la savane (pour le chat sauvage) et les eaux douces (pour le silure).

Eu égard aux spécificités susmentionnées du chat sauvage et du silure, leur consommation est interdite durant la grossesse. En cas de transgression, des risques sanitaires ou spirituels pourraient être encourus.  

Le règne végétal se compose de: l’anacarde, la mangue, le citron, etc. L’anacardier, le manguier et le citronnier qui sont les plantes respectives de ces fruits sont cultivés dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire. Plantes saisonnières, elles ne paraissent pas spécifiques. Toutefois, leur consommation est proscrite en cas de grossesse. Seulement, les risques éventuels en cas de non-respect de ces interdits ne seraient que physiologiques: complications à l’accouchement, problèmes de santé chez l’enfant.

L’aloco et les aliments couchés quant à eux, sont  des aliments préparés. Ils font partie des habitudes alimentaires des Malinké. Cependant, pendant la grossesse, les femmes ne doivent pas les consommer. Ici également, les risques seraient d’ordre sanitaire.

Le sel est utilisé dans plusieurs aliments, notamment lors de la cuisson. Il donne du goût à ces aliments. Mais, il pourrait être néfaste aux gestantes, compte tenu des risques d’œdèmes des membres inférieurs. Sa consommation devrait alors être sinon évitée, du moins réduite par ces dernières.  

Les interdits non alimentaires sont relatifs à trois éléments: le lieu, le temps et la posture de la gestante. Ainsi, les bains nocturnes, les promenades aux heures tardives et les rites de veuvage non accompli se rapportent au temps ou à la durée. Ces éléments temporels sont la nuit et la période de quatre mois et dix jours. La nuit est, avec la journée, l’une des périodes du jour. Si la plupart des activités humaines sont diurnes (travaux champêtres, marché, etc.), la nuit est considérée comme la période de repos et de sommeil. Pour les Malinké, durant la nuit, les esprits effectueraient leur sortie. Ce type de rencontre pourrait être nuisible aux humains, particulièrement aux gestantes. Il en est de même pour la femme qui n’a pas accompli le rite de veuvage; elle pourrait subir le courroux de l’esprit de son défunt mari.

L’accès au koro ko woho et le seuil de la maison font référence au lieu ou à l’espace, donnée capitale en pays Malinké: délimitation du terroir rural, zone arable, lieu de culte, marché, etc. Les humains et les esprits, interviendraient dans le contrôle de ces espaces. Des dispositions particulières devraient être prises pour accéder à certains espaces. Dans la religion islamique majoritairement adoptée par les Malinké par exemple, les femmes en période de menstrues ne peuvent accéder à la mosquée parce considérées impures.

Dans le cas particulier des gestantes, elles sont considérées comme des catégories sociales vulnérables. Les divers signes et pathologies associés à l’état de grossesse, les œuvres maléfiques constituent autant de facteurs de cette fragilité. Il faut, en conséquence protéger ces femmes. Une protection tant physique que spirituelle s’imposerait en conséquence. 

Les postures et autres actions proscrites aux gestantes sont le fait de s’asseoir sur un mortier, le fait de s’abaisser et manger, le fait de casser du bois et le fait de beaucoup dormir. Dans ce cas précis, les raisons évoquées par les groupes d’acteurs se limitent à des problèmes physiologiques tant chez la femme que chez son futur enfant.

  Quel regard chaque forme d’obstétrique jette-t-il sur les différents tabous associés à la grossesse ?

 

Regards croisés des sciences biomédicale et anthropologique sur les tabous  associés à la grossesse

Il ressort du Tableau 2 des visions tantôt contrastées, tantôt similaires (ou apparemment similaires) des logiques épidémiologique (défendue par les agents de santé) et culturelle (soutenue par les communautés Malinké) sur la question des tabous associés à la grossesse.

 

Les sources de divergence

Toutes les raisons d’ordre spirituel évoquées par les communautés sont réfutées par les agents de santé. Cela s’explique par le fait que les Sciences biomédicales sont dites exactes. Elles reposent sur une rigueur épistémologique. En fonction de leur objet d’étude, elles élaborent une méthodologie appropriée. Dans le cas d’espèce, l’interprétation des maladies s’appuie sur un schéma objectif: présence d’agents pathogènes, microbes, bactéries, etc. La grossesse n’est certes pas une maladie, mais elle pourrait exposer la femme, tout comme le fœtus à divers problèmes de santé: maladies/signes (paludisme, fatigue, vaginites, douleurs de l’organe génital, etc.).   

En ce qui concerne les communautés, leur perception des maladies et des problèmes de santé est fonction de l’environnement naturel, culturel et  spirituel. Dans ces conditions, la cause objective (organique) est sous-jacente à une cause d’ordre spirituel ou social. Dans le domaine obstétrical, les femmes et/leurs futurs enfants pourraient être exposés à des risques en cas de transgression de certains tabous. Ces problèmes ou leurs modes de transmission sont d’ordre spirituel: l’avenir hypothéqué du futur enfant du fait de la consommation du silure par la gestante; la rencontre avec un génie due aux bains nocturnes, la stérilité chez la femme à cause du non-respect de l’esprit du défunt mari (rites de veuvage non accompli), apparence animale du futur enfant du fait des promenades de la gestante aux heures tardives, exposition du couple mère-enfant à diverses maladies eu égard à l’accès à l’espace entre deux cases.

 

Logique culturelle Malinké

Logique épidémiologique

Tabous

Raisons

 

Silure

Problèmes de santé chez l’enfant (salivation abondante)

Source de protéines et d’oligo-éléments indispensables à la croissance du fœtus.

Aspects spirituel (avenir hypothéqué)

Non applicable

Chat de brousse

Lésions buccales, enflures des lèvres de la femme et/ou de l’enfant

Protéines animales indispensables à la croissance du fœtus.

Aliments aigres

De vives douleurs à l’accouchement à cause de l’acide

Les aliments aigres et acides peuvent déclencher des douleurs d’ulcère gastrique.

Aloco

Saignements du fait du sucre

La grande consommation de sucre peut provoquer le diabète gestationnel qui, à son tour, peut être à l’origine de complications à l’accouchement.

Maladie infantile bégnan

Non applicable

Mangue

 

De vives douleurs à l’accouchement à cause de l’acide (mangue non mûre)

Les aliments aigres et acides peuvent déclencher des douleurs d’ulcère gastrique.

Hémorragies de la délivrance du fait du "sucre" (mangue mûre)

Les mangues contiennent des vitamines, fibres et antioxydants essentiels à la santé de la gestante et du fœtus.

"Aliments couchés"

Selles lors de l’accouchement

Une gastro-entérite (diarrhée, vomissements) peut survenir en consommant les aliments couchés.

Sel

Pieds enflés

L’hypertension gravidique peut être due à la grande consommation de sel peut provoquer.

Bains nocturnes

Rencontre avec un génie  (aspect spirituel)

Non applicable

Rites de veuvage non accompli

Stérilité du fait du non-respect de l’esprit du défunt mari

Non applicable

Promenades aux heures tardives

Apparence animale de l’enfant; maladie dibini-gnaman, caractérisée par sa raideur

Non applicable

Marcher dans le koro ko woho

Exposition du couple mère-enfant aux maladies

Non applicable

S’asseoir sur un mortier

Accouchement difficile

Non applicable

S’abaisser et manger

Enrôlement du cordon ombilical autour du cou du fœtus

La mauvaise posture peut entraîner des reflux chez la gestantes.

Casser du bois

Fausse couche

Effort physique très intense peut nuire à la grossesse.

Beaucoup dormir

Accouchement lent et difficile

Le sommeil n’a pas d’impact sur la grossesse, mais la sédentarité excessive peut favoriser la prise de poids, des problèmes cardiaques, etc.

S’asseoir au seuil de la maison

Accouchement lent et difficile

Non applicable

Tableau 2. Comparaison des logiques culturelle et épidémiologique. Source: données d’enquête 2015.

Table 2. Comparison of cultural and epidemiological logic. Source: Survey data for 2015.

 

En outre, populations et agents de santé ont des opinions contrastées sur l’interdiction aux gestantes du silure et de la position assise sur un mortier. Le silure est considéré par les populations comme vecteur de salivation abondante du futur enfant ou facteur d’avenir hypothéqué s’il est consommé par les gestantes. Pourtant, la consommation des protéines animales à l’instar du poisson, est recommandée par les agents de santé.

De plus, du point de vue biomédical, la position assise sur un mortier ne comporte aucun risque. Cependant, pour les populations, cette posture pourrait engendrer des complications à l’accouchement, "accouchement difficile".

Il en est de même pour la position assise au seuil de la maison. Bien que perçue comme pouvant être à l’origine d’un accouchement lent et difficile, elle n’est nullement retenue par les agents de santé comme posture à risque.

 

Des sources de convergence, mais mitigées

L’expression convergences mitigées est ici un oxymore désignant la relativisation des points de convergence. De ce point de vue, les populations évoquent des risques pouvant survenir en cas de transgression de certains tabous. Pour leur part, les agents de santé, ne partagent pas l’avis des populations quant au risque identifié. Toutefois, ils ne négligent pas la probabilité d’une survenue de risques. Ainsi, si pour les populations, la consommation d’aliments aigres pourrait entraîner de vives douleurs à l’accouchement du fait de l’acide, les agents de santé retiennent plutôt des douleurs d’ulcère gastrique.

De plus, les populations admettent que la consommation de fruits et d’aliments sucrés (mangue mûre, friture de banane plantain aloco, etc.) peut entraîner des hémorragies de la délivrance ou saignements. Pour les agents de santé, la forte consommation de sucre peut provoquer le diabète gestationnel qui, par ricochet, peut être à l’origine de complications à l’accouchement.

S’abaisser et manger pourrait susciter un enrôlement du cordon ombilical autour du cou du fœtus selon les populations. Sur ce point, les agents de santé estiment que la mauvaise posture peut entraîner des reflux chez les gestantes.

Si la gestante casse du bois, une fausse couche (mortinatalité) pourrait survenir. De ce point de vue, les agents de santé ont fait savoir que l’effort physique intense est effectivement interdit  aux gestantes en raison des risques de chocs ou de traumatismes.

Le sommeil excessif (fait de beaucoup dormir) engendrerait un accouchement lent et difficile. A ce niveau, les agents de santé ont signifié que le sommeil n’a pas d’impact sur la grossesse. Cependant, la sédentarité excessive peut favoriser divers problèmes notamment cardiaques.

Enfin, le sel pourrait entraîner l’hypertension, dénommée tension par les populations. Selon les agents de santé, la consommation de sel doit être modérée au regard des risques d’hypertension gravidique.

En définitive, l’existence de deux types d’obstétrique aux recommandations souvent contradictoires pourrait susciter un embarras chez les femmes Malinké.

Cette analyse des convergences et divergences au sujet des tabous associés à la grossesse met en interface deux disciplines: l’Anthropologie de la Santé et la Médecine. L’Anthropologie de la Santé est une branche de l’Anthropologie générale.

 

La prévention des risques obstétricaux comme facteur de (ré)conciliation?

Selon les sciences biomédicales, la notion de risque paraît déterminante dans le domaine obstétrical, particulièrement dans le contexte ouest africain. De ce point de vue, Prual (1999) mentionne: "Le risque zéro n’existe pas en médecine. Une maternité sans risque est donc une utopie mais, en Afrique de l’Ouest, la maternité est à haut risque…". En effet, les femmes, les jeunes filles et les enfants sont confrontés à divers risques sanitaires. Ces risques s’étendent de la grossesse jusqu’à la période postnatale. L’ampleur des morbidités et de la mortalité maternelles et infantiles en est une illustration.

Conscients de la gravité de ces risques et de leur impact tant sur les conditions de vie des familles que sur le processus de développement, les gouvernements et la communauté internationale ont entrepris plusieurs actions. L’Initiative Maternité Sans Risque de Nairobi (Kenya) en 1987, la Conférence Internationale sur la Population et le Développement du Caire (Egypte) en 1994, la Conférence des femmes de Beijing (Chine) en 1995, les Objectifs du Millénaire pour le Développement (2000-2015) remplacés par les Objectifs de Développement Durable (2015-2030), sont quelques efforts menés sur le plan international pour améliorer la Santé Maternelle et Infantile. Au niveau national, il s’agit notamment de la mise en place du Programme National de Santé Mère-Enfant.  

La notion de prévention des risques est également présente dans l’obstétrique traditionnelle Malinké. En effet, les femmes enceintes et leurs enfants sont exposés à des menaces de toutes sortes: problèmes physiologiques, spirituels, mort, etc. L’essence spirituelle de la grossesse favorise la mise en route d’une thérapeutique préventive constituée de précautions et rituels divers, de consultations divinatoires, d’interdits et prescriptions alimentaires et comportementaux, dont le but est d’assurer une issue favorable de la grossesse et la naissance d’un enfant exempt de toute tare physique ou psychologique, le "produit" conforme au modèle porté et véhiculé par la société (Ewombé-Moundo, 1991). "Dans la plupart des sociétés africaines, la grossesse est une conjugaison harmonieuse du naturel (c’est-à-dire du "proprement physiologique") et du spirituel, le résultat d’une action copulatoire des géniteurs favorisée par l’action providentielle des forces transcendantales" (Beninguisse et al., 2005). Dans le même ordre d’idées, Yoro et al. (2015) soulignent, à l’issue d’une étude chez les Agni-N’dénian de Côte d’Ivoire: "… la grossesse n’étant pas considérée comme une maladie mais plutôt "un don de Dieu, une bénédiction" dans la conception traditionnelle, elle doit être protégée spirituellement contre les mauvais esprits". Ces auteurs précisent que dans cette communauté, il existe des interdits alimentaires et comportementaux destinés, soit à faciliter l’accouchement, soit à prévenir les maladies ou à assurer une beauté à l’enfant. 

En outre, ces interdits se sont maintenus grâce à leur fonction symbolique et sociale (Cantrelle et Locoh, 1990). Dans certaines sociétés telles les Sakata de l’ex-Zaïre (République Démocratique du Congo), ces interdits visent, en plus de la protection des gestantes et de leurs enfants de toutes sortes de malheurs, tous les membres de leurs familles et le reste de la société (Bolakonga, 1989/1990).

Face à ces risques, les communautés adoptent un modèle de suivi des gestantes. Celui-ci se compose de divers éléments dont les tabous associés à la grossesse. Ces interdits s’inscrivent alors dans une logique de santé préventive.   

S’i est vrai que les Malinké perçoivent la vie génésique comme un domaine soumis à de hauts risques, cette logique d’interprétation n’est pas systématiquement similaire à celle qui relève des Sciences biomédicales. Cela montre que des similitudes tout comme des points divergents existent entre les deux types de logique.

 

Conclusion

De ce travail sur les tabous associés à la grossesse en pays Malinké, il convient de retenir que cette pratique culturelle s’inscrit dans une stratégie de prévention de divers risques chez le couple mère-enfant. Cet objectif de prévention est commun à l’obstétrique moderne aussi bien qu’à l’obstétrique traditionnelle. Cependant, la typologie des risques, tout comme les logiques qui les sous-tendent, mettent en évidence d’énormes contrastes. Ainsi, pour les communautés, les risques sont à la fois d’ordres sanitaire, social et spirituel. Les agents de santé, pour leur part, retiennent les aspects objectifs, scientifiquement observables et démontrables.

Ces différentes inadéquations montrent que les conseils des agents de santé lors des visites prénatales pourraient embarrasser les gestantes et leurs familles. En effet, la logique de suivi prénatal moderne semble restrictive. Par contre, la logique traditionnelle s’imprègne des données socioculturelles qui situent la personne humaine dans son environnement global (naturel, culturel, spirituel, etc.). De ce fait, elle semble plus appropriée aux populations.

Au regard des résultats de la présente étude, il importe de préciser que la connaissance des tabous associés à la grossesse devrait occuper une place de choix dans la  politique d’amélioration de la Santé Maternelle en Côte d’Ivoire. En effet, elle permettra de savoir les sources de réticences des gestantes face aux conseils des agents de santé lors des visites prénatales. De ce fait, ces derniers peuvent réorienter leurs messages de sensibilisation à travers un réel partage d’informations et d’expériences.   

 

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