Colloques du Groupement des
Anthropologistes de Langue Française (GALF)
Polet, C., 2006, Indicateurs de stress dans un échantillon d’anciens Pascuans. Antropo, 11, 261-270. www.didac.ehu.es/antropo
Indicateurs de stress dans un
échantillon d’anciens Pascuans
Stress indicators in a sample of
ancient Easter Islanders
Caroline Polet
Laboratoire d’Anthropologie, Institut
royal des Sciences naturelles de Belgique, rue Vautier 29, B-1000 Bruxelles,
Belgique. E-mail: caroline.polet@sciencesnaturelles.be
Mots clés: île de Pâques,
indicateurs de stress, hypoplasie de l’émail dentaire, cribra orbitalia
Keywords: Ester Island, stress
indicators, enamel hypoplasia, cribra orbitalia
Résumé
Nous avons étudié deux indicateurs
de stress (l’hypoplasie de l’émail dentaire et les cribra orbitalia) dans un échantillon de
125 Pascuans appartenant aux collections du Musée Anthropologique Sebastián
Englert (Chili, île de Pâques). Ces individus datent majoritairement du 17ème
au 19ème siècle de notre ère. Nos résultats indiquent un
relativement bon état sanitaire durant l’enfance par rapport à d’autres
échantillons anciens du Pacifique et à des échantillons médiévaux européens. Au
sein de notre échantillon, les individus de sexe féminin présentent plus
d’hypoplasie que les individus masculins. On peut donc émettre l'hypothèse que
les fillettes étaient moins favorisées que les garçons. Par ailleurs, les
immatures se caractérisent par un plus haut taux de cribra orbitalia que les adultes. Ce
résultat peut s'expliquer par une résorption des lésions avec l'âge ou une plus
grande mortalité des individus déjà stressés.
Abstract
We studied two stress indicators (enamel hypoplasia and cribra
orbitalia) on 125 Easter
Islanders belonging to the collections of the Sebastián Englert Anthropological
Museum (Chile, Easter Island). These individuals mainly date to the 17th-19th
century A.D. Our results indicate a relatively good health status during
childhood compared to other ancient Pacific samples and European medieval
samples. In Easter Island, females display more hypoplasia than males. We
assume that the girls were less favoured than the boys. In addition, children
are characterized by a higher rate of cribra orbitalia than the adults. This result can be
explained by the age –related resorption of the lesions or a higher mortality
of the already stressed individuals.
Introduction
L'île de Pâques (ou Rapanui) est la plus isolée des îles habitées du Pacifique
(figure 1). Elle est située à 3.800 km des côtes chiliennes et à 4.000 km de Tahiti.
Sa plus proche voisine habitée est l'île de Pitcairn distante de 2.200 km.
L'île de Pâques est d'origine volcanique et s'étend sur 160,5 km2
(Fisher et Love, 1993).
Figure 1. Localisation de
l’île de Pâques et des différents sites étudiés.
Figure 1. Location of
Easter Island et the different studied sites.
Le premier peuplement humain de l'île se situerait entre le 8ème
et le 10ème siècle de notre ère (Bahn, 1993). Il serait d’origine
polynésienne comme le montrent les études anthropologiques (p. ex. Turner et
Scott, 1977; Gill et Owsley, 1993), paléogénétique (Hagelberg, 1994),
ethnographiques (Métraux, 1971) et linguistiques. Progressivement, la
population s'est mise à croître jusqu'à atteindre, selon Kirch (1984), 9.000
insulaires en 1550. Un brusque déclin démographique aurait débuté vers 1650 et
s’est accompagné de grands bouleversements dans l’organisation sociale, dans
les pratiques religieuses et funéraires, etc. Il serait lié à la disparition
des ressources disponibles. Les analyses palynologiques (Flenley et King, 1984)
et anthracologiques (Orliac et Orliac, 1998) ont, en effet, montré que l'île
possédait, jusqu’au début du 17ème siècle, un couvert forestier où
dominaient les palmiers. Quand les navigateurs Européens débarquèrent au 18ème
siècle, les Pascuans n'étaient plus que 1.000 ou 2.000 individus et les forêts
avaient totalement disparu. Par
la suite, au 19ème siècle, des négriers péruviens, des épidémies et
la venue du tyran Dutrou-Bornier sur l'île continuèrent à décimer la population
pascuane qui se réduisit en 1877 a 111 indigènes (Métraux, 1941). En 1888,
l'île fut annexée au Chili et cédée à une compagnie britannique. Jusqu’en 1954,
le petit royaume polynésien ne fut plus qu'une vaste ferme administrée par des
éleveurs de moutons écossais et les Pascuans furent rassemblés dans un unique
village: Honga Roa.
L'absence d'archives et la disparition de la plupart des détenteurs de la culture ancestrale lors des rapts et des épidémies, ont malheureusement entraîné la perte de la majorité des informations concernant l'histoire de l'île et ses traditions. Les dents et les ossements humains constituent dès lors la principale source d'information directe sur le mode de vie des anciens Pascuans.
Jusqu'à présent, les études anthropologiques se sont essentiellement
attachées à définir l'origine ethnique du peuplement (voir plus haut), à
déterminer le degré d'endogamie et/ou d'exogamie entre les différentes
"tribus" de l'île (Stephan, 1999) et à évaluer l'impact de l'arrivée
des Européens (métissage, pathologie infectieuse et traumatique) (Owsley, et
al. 1994). Paradoxalement, l'état sanitaire général de
la population ancienne n’a pas été étudié. C’est ce que nous avons tenté
d’approcher en étudiant deux indicateurs de stress: les hypoplasies de l’émail
dentaire et les cribra orbitalia.
Matériel
Les expéditions et les recherches
archéologiques menées depuis la fin du 19ème siècle à l'île de
Pâques ont permis la mise au
jour des restes de plusieurs centaines d'individus dont, malheureusement, souvent
seuls les crânes furent prélevés. La majorité des défunts ont été inhumés dans
des monuments funéraires (ahu). Au périodes anciennes (13-15ème
siècles), les morts étaient le plus souvent incinérés et leurs cendres
rassemblées dans des enclos situées à l'arrière des ahu (Ayres et Saleeby,
2000; Huyge et al., 2002). Après la déforestation et les guerres
tribales du 18ème siècle au cours desquelles les statues géantes (moai) furent renversées
et leur culte abandonné, les Pascuans continuèrent à inhumer leurs morts (sans
les incinérer) dans les anciens ahu mais cette fois
principalement dans des niches aménagées dans la plate-forme ou sous les moai
tombés.
S'ajoutent à ce type d’inhumation, des sépultures en grotte, qui seraient
postérieures à la découverte de l’île par les Européens (Shaw, 2000). Certaines
d’entre elles renfermeraient des individus décédés lors des grandes épidémies
du 19ème siècle.
L’attribution chronologique des squelettes pose toutefois problème. La majorité des monuments funéraires ont été utilisés pendant de longues périodes. Par ailleurs, on dispose de datations réalisées sur des artéfacts en obsidienne (Seelenfreund, 2000; Shaw, 2000) mais pas de datations effectuées directement sur les restes humains. Des études diachroniques ne peuvent donc actuellement pas être envisagées.
Le Musée Anthropologique
Sebastián Englert
(l'île de Pâques) possède la majorité du matériel anthropologique mis au jour
récemment. Parmi les 867 individus qui ont été exhumés lors de campagnes de
fouilles menées en 1978, 1979 et 1981 (Gill et Owsley, 1993), nous en avons
sélectionné 125. Ils proviennent de 6 ahu et de 4 grottes (tableau 1, figure 1). Le
choix des individus a été réalisé sur base des inventaires que G. Gill a remis
au Musée S. Englert (ces inventaires ont été partiellement publiés pour l’Ahu
Nau Nau dans Gill,
2000, pour les Ahu
O’Nero, Mahatua et Kihi
Kihi Rau Mea dans Seelenfreund, 2000 et pour les sépultures en
grotte dans Shaw, 2000). Le sexe et l’âge au décès des squelettes ont été
déterminés par G. Gill (les méthodes utilisées sont citées dans Gill, 2000).
site |
|
adultes |
|
|
|||
type |
nom |
datation |
hommes |
femmes |
sexe ? |
immatures |
n total |
Ahu |
Nau Nau |
fin 17e – 19e S. |
7 |
7 |
|
27 |
41 |
Akahanga |
? |
2 |
2 |
|
4 |
8 |
|
O’Nero |
fin 17e-19e S. |
4 |
3 |
|
5 |
12 |
|
Mahatua |
? |
4 |
4 |
2 |
2 |
12 |
|
Kihi Kihi Rau Mea |
début 17e S. |
6 |
5 |
|
3 |
14 |
|
One Makihi |
? |
1 |
1 |
|
1 |
3 |
|
grotte |
Mahiha |
18-19e S. |
1 |
1 |
|
4 |
6 |
Koe Hoko |
18-19e S. |
3 |
4 |
|
1 |
8 |
|
Oroi |
18-19e S. |
5 |
5 |
|
7 |
17 |
|
Akahanga |
18-19e S. |
1 |
2 |
|
1 |
4 |
|
Total
|
34 |
34 |
2 |
55 |
125 |
Tableau 1. Provenance, ancienneté (datation à l’obsidienne) et
composition des échantillons pascuans étudiés.
Table 1. Origin, antiquity (obsidian dating) and composition of the studied Easter Island samples.
Nous n’avons retenu que les crânes
les mieux préservés. Dans chaque site, nous avons sélectionné un nombre
similaire d’hommes et de femmes et un maximum d’immatures (<20 ans).
Méthode
Pour donner une idée générale de l'état de santé des
échantillons pascuans,
nous avons relevé des stigmates osseux et dentaires révélateurs de mauvaises conditions
de vie pendant la croissance. Les deux indicateurs de stress que nous avons
étudiés sont l'hypoplasie de l'émail dentaire et les cribra orbitalia. Les lignes de Harris qui résultent
d’arrêts temporaires de la croissance des os longs, n’ont malheureusement pas
pu être observées faute d’appareil radiographique.
L'hypoplasie de l'émail dentaire consiste en une réduction localisée de l'épaisseur de l'émail (figure 2). Elle s'exprime généralement sous forme de dépressions horizontales et est due à des arrêts momentanés d'activité des cellules responsables de la formation de l'émail (Goodman et Rose, 1990). Dans la majorité des cas, l'hypoplasie a pour origine un problème de malnutrition et/ou de santé (forte fièvre ou infection). La formation d’une hypoplasie requiert un stress de plusieurs semaine au moins.
Les dents ont été observées à l’œil nu sous une lumière rasante. Nous avons relevé la présence d’hypoplasie de type linéaire (LEH, défaut de l’émail n°4 selon la Fédération Dentaire Internationale, 1982) sur les incisives et canines de lait et définitives. N’ont été retenus que les individus présentant au moins une canine, une incisive centrale et une incisive latérale supérieures ou inférieures. Le défaut était considéré comme présent s’il était observé sur au moins un type de dent.
Figure
2.
hypoplasie de l'émail dentaire chez un enfant d’environ 12 ans provenant de l’Ahu
O Nero.
Figure
2.
enamel hypoplasia in a child of aproximately 12 years from Ahu O Nero.
L'anémie, qu'elle soit héréditaire,
due à une carence alimentaire, à des hémorragies (comme en cas d'accouchement ou de blessures graves) ou à des
parasitoses, peut
laisser des traces sur le squelette (Holland et O'Brien, 1997). Un nombre trop
faible de globules rouges entraîne une hyperactivité de la moelle osseuse qui
est le siège de production de ces cellules. Comme la moelle est localisée dans
l'os spongieux, ce dernier s'hypertrophie. L'anémie s'exprime dès lors sous
forme de perforations visibles à la surface externe de l'os (Stuart-Macadam,
1992). Si l'hypertrophie est légère, seules les zones où le tissu cortical est
mince seront atteintes comme, par exemple, le plafond de l'orbite (la
pathologie porte dans ce cas le nom de cribra orbitalia, figure 3). Si l'hypertrophie est
plus importante, la voûte crânienne et les os longs peuvent également présenter
des lésions.
Pour Stuart-Macadam (1992), les cribra
orbitalia ne
seraient pas un indicateur de stress nutritionnel mais plutôt l’indication
qu’une population essaye de s’adapter à la charge pathogène de son
environnement.
Nous avons relevé la présence de cribra
orbitalia chez les
individus présentant au moins un plafond d’orbite complet. Le degré de gravité
des lésions n’a pas été relevé.
Figure
3.
Cribra orbitalia chez une jeune femme provenant de la grotte Oroi.
Figure
3.
Cribra orbitalia in a young woman from Oroi cave.
Pour les deux indicateurs, les
données ont été exprimées sous forme de fréquences absolues et relatives
d’individus atteints. L’échantillon pascuan a été comparé à d’autres
échantillons (polynésiens et médiévaux européens) sur base des fréquences
absolues. Nous avons également comparé différents sous-groupes de la population
pascuane comme les hommes et les femmes. Selon la taille des effectifs, le test
de comparaison utilisé est soit le test exact de Fisher soit le (Siegel
et Castellan, 1988).
Résultats
Aucune des 7 dentures déciduales des Pascuans
étudiées ne présente d’hypoplasie de l’émail dentaire. A l’île de Guam, par
contre, 12,7 % (17 / 134) des individus présentent ce marqueur
de stress sur leur dents de lait (Stodder, 1997).
Cette pathologie atteint les dents définitives
chez 18,0 % (7 / 39) des Pascuans étudiés (tableau 2).
Le taux d’hypoplasie des adultes de l’île de
Pâques est inférieur à ceux des îles Mariannes et des Hawaiiens historiques
(c-à-d-postérieurs aux premiers contacts de l’archipel avec des Européens)
mais, il est supérieur à celui des Hawaiiens préhistoriques (tableau 2, figure
4). La fréquence des immatures pascuans est inférieure celle d’un échantillon
archéologique de l’île de Guam (tableau 2, figure 4). Les immatures de l’île de
Pâques présentent toutefois une atteinte supérieure à celle de trois
échantillons de juvéniles du Pacifique datés de la fin du 20ème
siècle (tableau 2, figure 4).
Au sein de notre échantillon
pascuan, la différence de fréquence en hypoplasies entre hommes
(0 / 18) et femmes (4 / 11) est statistiquement
significative (Fisher, p=0,033). Aux îles Mariannes, par contre, Pietrusewsky et
al. (1997) n’ont
pas observé de différence significative. A l’île de Pâques, les adultes
(6 / 31) et les immatures (1 / 8) (p = 0,583) ne
diffèrent pas significativement. Par ailleurs, la fréquence en hypoplasies des
individus inhumés dans des ahu (6 / 29) ne diffère pas significativement de celle des
squelettes provenant des grottes (1 / 10) (p = 0,459).
Les cribra orbitalia touchent 12,7% de notre échantillon
pascuan (tableau 2); 6,0% des adultes en présentent contre 28,6% chez les
immatures.
Les adultes de l'île de Pâques sont
moins affectés que ceux des îles Mariannes et Hawaii (tableau 2, figure 5).
Quant à nos juvéniles, ils présentent un taux supérieur à celui des Hawaiiens
préhistoriques, un taux similaire à l’échantillon de l’île Tonga et ils sont
moins atteints que ceux de Hawaii (historiques) et de Guam.
population |
datation |
|
hypoplasie |
réf. |
|
cribra
orbitalia |
réf. |
||
|
|
|
fréq.
absolue |
fréq.
relative |
|
|
fréq.
absolue |
fréq.
relative |
|
Pâques |
17-19ème
s. |
adultes |
6/31 |
19,4 |
cette
étude |
adultes |
3/50 |
6 |
cette
étude |
|
|
3-20
ans |
1/8 |
12,5 |
|
<20ans |
6/21 |
28,6 |
|
|
|
total |
7/39 |
18 |
|
total |
9/71 |
12,7 |
|
Mariannes |
1-1521
AD |
adultes |
183/563 |
32,5 |
1 |
adultes |
12/104 |
11,5 |
1 |
Hawaii |
610-1800 |
adultes |
159/2053 |
7,7 |
2 |
adultes |
139/1031 |
13,5 |
2 |
|
|
|
|
|
|
<20
ans |
133/
313 |
42,5 |
2 |
|
1840-1930 |
adultes |
53/223 |
23,8 |
2 |
adultes |
6/24 |
25 |
2 |
|
|
|
|
|
|
<20
ans |
1/3 |
33,3 |
2 |
Guam |
800-1521
AD |
0-15
ans |
64/280 |
24,3 |
5 |
0-15
ans |
18/33 |
54,5 |
5 |
Tonga |
800-1700
AD |
|
|
|
|
6mois-3
ans |
7/24 |
29,2 |
6 |
Cook |
1987 |
9-20
ans |
60/1417 |
4,2 |
3 |
|
|
|
|
Nouvelle-Zélande |
1984 |
9 ans |
76/696 |
10,9 |
3 |
|
|
|
|
Tonga |
1986 |
5-20
ans |
101/1102 |
9,2 |
4 |
|
|
|
|
1 =
Pietrusewsky et al., 1997; 2 = Pietrusewsky et Douglas, 1994, 3 = Crooks,
1990, 4 = Hoffman et al., 1988,
5 =
Stodder, 1997, 6 = Buckley, 2000
Tableau
2. Fréquences en hypoplasie de l’émail dentaire
(sur les dents définitives) et en cribra orbitalia dans des populations insulaires du Pacifique d’époques
archéologiques et du 20ème siècle.
Table
2. Frequencies of enamel hypoplasia (on permanent
teeth) and cribra orbitalia in Pacific islands
populations from archaeological periods and from the 20th Century.
Figure 4. Taux d’hypoplasie des dents définitives dans
l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés dans 7 échantillons polynésiens
archéologiques et actuels (les références se trouvent dans le tableau 2).
Figure 4. Frequencies of
enamel hypoplasia on permanent teeth in the Easter Island sample compared to
those collected in 7 archeological and extant Polynesian samples (references
are in table 2).
Au sein de notre échantillon
pascuan, le taux de cribra orbitalia des hommes (1 / 28) et des femmes
(5 /25) ne diffère pas statistiquement (p = 0,105). Entre les
immatures et les adultes, par contre, cette différence est significative
(p = 0,036), à l’instar de nombreuses autres populations (Polet et
Orban, 2001, p. 120; Pietrusewsky et al., 1997). Comme dans le cas des hypoplasies, la
fréquence en cribra orbitalia des individus inhumés dans des ahu (5 / 39) ne diffère pas
significativement de celle des squelettes provenant des grottes
(4 / 29) ( = 0,011, p = 0,918).
Comparés à des populations
médiévales européennes dont la chronologie s’échelonne du 6ème au 15ème
siècle après J.C., les Pascuans présentent des taux bas tant pour les
hypoplasies (figure 6A) que pour les cribra orbitalia (figure 6A).
Figure
5.
Taux de cribra orbitalia dans l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés
dans 5 échantillons archéologiques polynésiens (Pour les références, se référer
au tableau 2).
Figure 5. Frequencies of cribra
orbitalia in the Easter Island sample compared to those collected in 5
archeological Polynesian samples.
|
|
Figure 6. A. Taux d’hypoplasie des dents définitives
dans l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés dans 12 populations
médiévales européennes (Polet et Orban, 2001, p. 142). B. Taux de cribra
orbitalia chez les
adultes et les immatures de l’île de Pâques comparé à ceux relevés dans 11
populations médiévales européennes (Polet et Orban, 2001, p. 120).
Figure 6. A. Frequencies of enamel hypoplasia on
permanent teeth in the Easter Island sample compared to those collected in 12
European medieval populations (Polet et Orban, 2001, p. 142). B. Frequencies of
cribra orbitalia
in adults and juveniles from Easter Island compared to those collected in 11
European medieval populations (Polet et Orban, 2001, p. 120).
Discussion
L’interprétation des fréquences d’indicateurs de stress dans les populations anciennes en termes de santé nécessite deux remarques préalables.
1°) L'absence d'indicateur de stress chez un individu ne signifie pas
nécessairement qu'il n'a pas été stressé mais plutôt que son état de santé est
resté satisfaisant (Buikstra
et Cook, 1980).
2°) Il est malheureusement impossible de distinguer les individus qui ont été les moins stressés de ceux qui l’ont été le plus car tous deux sont dépourvus de marqueurs de stress - les premiers ayant été épargnés (suite, par exemple, à de meilleures conditions de vie) et les seconds ayant succombé avant de développer les symptômes. Les individus “moyennement stressés” seront donc les seuls à présenter des indicateurs de stress. C’est ce que Wood et al. (1992) appellent le “paradoxe ostéologique”.
L'étude des squelettes du Musée S. Englert provenant de 10 sites de l'île de Pâques révèle un faible taux d’indicateurs de stress par rapport à des échantillons médiévaux européens et d’autres échantillons archéologiques du Pacifique. Ce résultat indiquerait un relativement bon état sanitaire et nutritionnel mais, si l’on se réfère au “paradoxe ostéologique”, la conclusion pourrait être l’inverse: de nombreux individus de l’île de Pâques seraient morts avant de développer ces indicateurs.
Dans le cas de l’hypoplasie linéaire de l’émail dentaire (LEH), nous avons considérés deux groupes d’individus: ceux dont les incisives et les canines lactéales étaient déjà sorties (c-à-d les immatures de 3 à 6 ans) et ceux avec des incisives et des canines définitives (c-à-d les sujets de plus 12 ans).
Les hypoplasies des dents de lait reflètent des stress qui se sont produits in utero et dans les tous premiers mois de la vie. Aucune hypoplasie de ce type n’a été observée à l’île de Pâques. Nous ne disposons malheureusement pas de données comparatives pour la Polynésie. Néanmoins, des études réalisées sur des échantillons anciens donnent également des fréquences nulles de LEH pour les dents de lait: Duray (1990) pour des Américains, Lovell et Whyte (1999) pour des Egyptiens.
Pour l’étude de l’hypoplasie des dents définitives, les individus décédés avant l’éruption des canines et des incisives (entre 6 et 12 ans) n’ont pas été pris en compte (il serait toutefois intéressant d’étudier leurs dents formée mais pas encore sorties à l’aide d’un microscanner). Sur base de cet indicateurs, on peut déduire que, durant leur enfance (c-à-d grosso modo de 1 à 7 ans, période pendant laquelle se forment les couronnes des incisives et des canines), les Pascuans qui ont atteints au moins 12 ans ont été en meilleur santé que d’autres Polynésiens et des Médiévaux européens.
A l’île de Pâques, la différence de fréquence d’hypoplasie entre les
femmes et les hommes (qui ont survécu au stress de l’enfance) mène à l'hypothèse que les fillettes
étaient moins favorisées que les garçons puisque les
incisives et les canines enregistrent les événements de stress jusqu’à 7 ans.
Pour les cribra
orbitalia, par contre,
tous les individus sélectionnés ont été étudiés. Les lésions apparaissent
généralement pendant l’enfance. Dans le cas de conditions mésologiques
particulièrement défavorables et en accord avec le paradoxe ostéologique, on
s’attendrait à des fréquences moins élevées chez les immatures (ils seraient
morts avant de développer les symptômes au niveau osseux) par rapport aux
adultes. C’est cependant l’inverse que l’on observe à l’île de Pâques. Ce
résultat pourraient alors s’expliquer par la résorption des lésions avec l'âge
ou une plus grande mortalité des individus déjà stressés.
Pour les deux indicateurs de stress, l’absence
de différence entre les individus inhumés en ahu et ceux enterrés en grotte,
s’expliquerait par un état sanitaire similaire ou très favorable dans un cas
(les individus dépourvus d’indicateurs n’ont pas souffert de stress) et très
défavorable dans l’autre (les individus dépourvus d’indicateurs ont été exposés
à un stress aigu et sont morts avant de les avoir développés).
Nos résultats indiquent un relativement bon
état sanitaire des Pascuans durant leur enfance par rapport à d’autres
échantillons anciens du Pacifique et à des échantillons médiévaux européens.
Au sein de l’échantillon pascuan, la différence
sexuelle d’atteinte de l’hypoplasie de l’émail dentaire pose la question d’un
meilleur traitement des garçons par rapport aux filles. De plus, un taux de cribra
orbitalia plus élevé chez les immatures par rapport aux adultes s'expliquerait
par une résorption des lésions avec l'âge ou une plus grande mortalité des
individus déjà stressés.
Des analyses des isotopes stables du carbone et
de l’azote ainsi que l’étude de la micro-usure dentaire sont en cours. Elles
permettront de reconstituer le régime alimentaire des anciens Pascuans et de
connaître les liens qui unissaient moyens de subsistance et état sanitaire.
Remerciements. Toute notre
gratitude va à Francisco Torres Hochstetter, directeur du Musée Anthropologique
Sebastián Englert (île de Pâques), qui nous a permis d’accéder aux collections
anthropologiques. Nous tenons à remercier Eric Dewamme (Institut royal des
Sciences naturelles) pour la réalisation des photographies. Merci à Rosine
Orban pour la relecture du manuscrit. Nous remercions également les deux referees anonymes pour
leurs critiques et remarques constructives. La Politique Scientifique Fédérale
belge a financé les deux missions à l’île de Pâques dans la cadre du projet
Action 1: "Paléoécologie des populations humaines de l’île de
Pâques".
Ayres, W. S. et
Saleeby, B., 2000, Analysis of cremations from Ahu Ko Te Riku. Dans Easter
Island Archaeology: Research on Early Rapanui Culture, édité par C. M.
Stevenson et W. S. Ayres (Los Osos, California: Easter Island Foundation,
Bearsville Press), p. 125-131
Bahn, P. G., 1993, The history of human
settlement on Rapanui. Dans Contributions to the History of Rapanui in memory
of William T. Mulloy (Oxbow Monograph, 32), édité par S. R. Fischer. (Oxford:
Oxbow Books), p. 53-55.
Buckley, H. R.,
2000, Subadult health and disease in prehistoric Tonga, Polynesia. American
Journal of Physical Anthropology, 113 (4), 481-505.
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et Cook, D. C., 1980, Palaeopathology: an american account. Annual Review of
Anthropology, 9, 433-470.
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