Colloques du Groupement des Anthropologistes de Langue Française (GALF)

Polet, C., 2006, Indicateurs de stress dans un échantillon d’anciens Pascuans. Antropo, 11, 261-270. www.didac.ehu.es/antropo


 

Indicateurs de stress dans un échantillon d’anciens Pascuans

 

Stress indicators in a sample of ancient Easter Islanders

 

Caroline Polet

 

Laboratoire d’Anthropologie, Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, rue Vautier 29, B-1000 Bruxelles, Belgique. E-mail: caroline.polet@sciencesnaturelles.be

 

Mots clés: île de Pâques, indicateurs de stress, hypoplasie de l’émail dentaire, cribra orbitalia

 

Keywords: Ester Island, stress indicators, enamel hypoplasia, cribra orbitalia

 

Résumé

Nous avons étudié deux indicateurs de stress (l’hypoplasie de l’émail dentaire et les cribra orbitalia) dans un échantillon de 125 Pascuans appartenant aux collections du Musée Anthropologique Sebastián Englert (Chili, île de Pâques). Ces individus datent majoritairement du 17ème au 19ème siècle de notre ère. Nos résultats indiquent un relativement bon état sanitaire durant l’enfance par rapport à d’autres échantillons anciens du Pacifique et à des échantillons médiévaux européens. Au sein de notre échantillon, les individus de sexe féminin présentent plus d’hypoplasie que les individus masculins. On peut donc émettre l'hypothèse que les fillettes étaient moins favorisées que les garçons. Par ailleurs, les immatures se caractérisent par un plus haut taux de cribra orbitalia que les adultes. Ce résultat peut s'expliquer par une résorption des lésions avec l'âge ou une plus grande mortalité des individus déjà stressés.

 

Abstract

We studied two stress indicators (enamel hypoplasia and cribra orbitalia) on 125 Easter Islanders belonging to the collections of the Sebastián Englert Anthropological Museum (Chile, Easter Island). These individuals mainly date to the 17th-19th century A.D. Our results indicate a relatively good health status during childhood compared to other ancient Pacific samples and European medieval samples. In Easter Island, females display more hypoplasia than males. We assume that the girls were less favoured than the boys. In addition, children are characterized by a higher rate of cribra orbitalia than the adults. This result can be explained by the age –related resorption of the lesions or a higher mortality of the already stressed individuals.

 

Introduction

L'île de Pâques (ou Rapanui) est la plus isolée des îles habitées du Pacifique (figure 1). Elle est située à 3.800 km des côtes chiliennes et à 4.000 km de Tahiti. Sa plus proche voisine habitée est l'île de Pitcairn distante de 2.200 km. L'île de Pâques est d'origine volcanique et s'étend sur 160,5 km2 (Fisher et Love, 1993).

 

Figure 1. Localisation de l’île de Pâques et des différents sites étudiés.

Figure 1. Location of Easter Island et the different studied sites.

 

Le premier peuplement humain de l'île se situerait entre le 8ème et le 10ème siècle de notre ère (Bahn, 1993). Il serait d’origine polynésienne comme le montrent les études anthropologiques (p. ex. Turner et Scott, 1977; Gill et Owsley, 1993), paléogénétique (Hagelberg, 1994), ethnographiques (Métraux, 1971) et linguistiques. Progressivement, la population s'est mise à croître jusqu'à atteindre, selon Kirch (1984), 9.000 insulaires en 1550. Un brusque déclin démographique aurait débuté vers 1650 et s’est accompagné de grands bouleversements dans l’organisation sociale, dans les pratiques religieuses et funéraires, etc. Il serait lié à la disparition des ressources disponibles. Les analyses palynologiques (Flenley et King, 1984) et anthracologiques (Orliac et Orliac, 1998) ont, en effet, montré que l'île possédait, jusqu’au début du 17ème siècle, un couvert forestier où dominaient les palmiers. Quand les navigateurs Européens débarquèrent au 18ème siècle, les Pascuans n'étaient plus que 1.000 ou 2.000 individus et les forêts avaient totalement disparu. Par la suite, au 19ème siècle, des négriers péruviens, des épidémies et la venue du tyran Dutrou-Bornier sur l'île continuèrent à décimer la population pascuane qui se réduisit en 1877 a 111 indigènes (Métraux, 1941). En 1888, l'île fut annexée au Chili et cédée à une compagnie britannique. Jusqu’en 1954, le petit royaume polynésien ne fut plus qu'une vaste ferme administrée par des éleveurs de moutons écossais et les Pascuans furent rassemblés dans un unique village: Honga Roa.

L'absence d'archives et la disparition de la plupart des détenteurs de la culture ancestrale lors des rapts et des épidémies, ont malheureusement entraîné la perte de la majorité des informations concernant l'histoire de l'île et ses traditions. Les dents et les ossements humains constituent dès lors la principale source d'information directe sur le mode de vie des anciens Pascuans.

Jusqu'à présent, les études anthropologiques se sont essentiellement attachées à définir l'origine ethnique du peuplement (voir plus haut), à déterminer le degré d'endogamie et/ou d'exogamie entre les différentes "tribus" de l'île (Stephan, 1999) et à évaluer l'impact de l'arrivée des Européens (métissage, pathologie infectieuse et traumatique) (Owsley, et al. 1994). Paradoxalement, l'état sanitaire général de la population ancienne n’a pas été étudié. C’est ce que nous avons tenté d’approcher en étudiant deux indicateurs de stress: les hypoplasies de l’émail dentaire et les cribra orbitalia.

 

Matériel

Les expéditions et les recherches archéologiques menées depuis la fin du 19ème siècle à l'île de Pâques ont permis la mise au jour des restes de plusieurs centaines d'individus dont, malheureusement, souvent seuls les crânes furent prélevés. La majorité des défunts ont été inhumés dans des monuments funéraires (ahu). Au périodes anciennes (13-15ème siècles), les morts étaient le plus souvent incinérés et leurs cendres rassemblées dans des enclos situées à l'arrière des ahu (Ayres et Saleeby, 2000; Huyge et al., 2002). Après la déforestation et les guerres tribales du 18ème siècle au cours desquelles les statues géantes (moai) furent renversées et leur culte abandonné, les Pascuans continuèrent à inhumer leurs morts (sans les incinérer) dans les anciens ahu mais cette fois principalement dans des niches aménagées dans la plate-forme ou sous les moai tombés. S'ajoutent à ce type d’inhumation, des sépultures en grotte, qui seraient postérieures à la découverte de l’île par les Européens (Shaw, 2000). Certaines d’entre elles renfermeraient des individus décédés lors des grandes épidémies du 19ème siècle.

L’attribution chronologique des squelettes pose toutefois problème. La majorité des monuments funéraires ont été utilisés pendant de longues périodes. Par ailleurs, on dispose de datations réalisées sur des artéfacts en obsidienne (Seelenfreund, 2000; Shaw, 2000) mais pas de datations effectuées directement sur les restes humains. Des études diachroniques ne peuvent donc actuellement pas être envisagées.

Le Musée Anthropologique Sebastián Englert (l'île de Pâques) possède la majorité du matériel anthropologique mis au jour récemment. Parmi les 867 individus qui ont été exhumés lors de campagnes de fouilles menées en 1978, 1979 et 1981 (Gill et Owsley, 1993), nous en avons sélectionné 125. Ils proviennent de 6 ahu et de 4 grottes (tableau 1, figure 1). Le choix des individus a été réalisé sur base des inventaires que G. Gill a remis au Musée S. Englert (ces inventaires ont été partiellement publiés pour l’Ahu Nau Nau dans Gill, 2000, pour les Ahu O’Nero, Mahatua et Kihi Kihi Rau Mea dans Seelenfreund, 2000 et pour les sépultures en grotte dans Shaw, 2000). Le sexe et l’âge au décès des squelettes ont été déterminés par G. Gill (les méthodes utilisées sont citées dans Gill, 2000).

 

site

 

adultes

 

 

type

nom

datation

hommes

femmes

sexe ?

immatures

n total

Ahu

Nau Nau

fin 17e – 19e S.

7

7

 

27

41

Akahanga

?

2

2

 

4

8

O’Nero

fin 17e-19e S.

4

3

 

5

12

Mahatua

?

4

4

2

2

12

Kihi Kihi Rau Mea

début 17e S.

6

5

 

3

14

One Makihi

?

1

1

 

1

3

grotte

Mahiha

18-19e S.

1

1

 

4

6

Koe Hoko

18-19e S.

3

4

 

1

8

Oroi

18-19e S.

5

5

 

7

17

Akahanga

18-19e S.

1

2

 

1

4

Total

34

34

2

55

125

Tableau 1. Provenance, ancienneté (datation à l’obsidienne) et composition des échantillons pascuans étudiés.

Table 1. Origin, antiquity (obsidian dating) and composition of the studied Easter Island samples.

 

Nous n’avons retenu que les crânes les mieux préservés. Dans chaque site, nous avons sélectionné un nombre similaire d’hommes et de femmes et un maximum d’immatures (<20 ans).

Bien que disposant de 125 individus, l’observation des pathologies n’a pu être effectuée que sur un nombre réduit de spécimens suite aux nombreuses pertes antemortem de dents monoradiculées et à la mauvaise préservation des plafonds orbitaires (voir tableau 2).

 

Méthode

Pour donner une idée générale de l'état de santé des échantillons pascuans, nous avons relevé des stigmates osseux et dentaires révélateurs de mauvaises conditions de vie pendant la croissance. Les deux indicateurs de stress que nous avons étudiés sont l'hypoplasie de l'émail dentaire et les cribra orbitalia. Les lignes de Harris qui résultent d’arrêts temporaires de la croissance des os longs, n’ont malheureusement pas pu être observées faute d’appareil radiographique.

L'hypoplasie de l'émail dentaire consiste en une réduction localisée de l'épaisseur de l'émail (figure 2). Elle s'exprime généralement sous forme de dépressions horizontales et est due à des arrêts momentanés d'activité des cellules responsables de la formation de l'émail (Goodman et Rose, 1990). Dans la majorité des cas, l'hypoplasie a pour origine un problème de malnutrition et/ou de santé (forte fièvre ou infection). La formation d’une hypoplasie requiert un stress de plusieurs semaine au moins.

Les dents ont été observées à l’œil nu sous une lumière rasante. Nous avons relevé la présence d’hypoplasie de type linéaire (LEH, défaut de l’émail n°4 selon la Fédération Dentaire Internationale, 1982) sur les incisives et canines de lait et définitives. N’ont été retenus que les individus présentant au moins une canine, une incisive centrale et une incisive latérale supérieures ou inférieures. Le défaut était considéré comme présent s’il était observé sur au moins un type de dent.

 

Figure 2. hypoplasie de l'émail dentaire chez un enfant d’environ 12 ans provenant de l’Ahu O Nero.

Figure 2. enamel hypoplasia in a child of aproximately 12 years from Ahu O Nero.

 

L'anémie, qu'elle soit héréditaire, due à une carence alimentaire, à des hémorragies (comme en cas d'accouchement ou de blessures graves) ou à des parasitoses, peut laisser des traces sur le squelette (Holland et O'Brien, 1997). Un nombre trop faible de globules rouges entraîne une hyperactivité de la moelle osseuse qui est le siège de production de ces cellules. Comme la moelle est localisée dans l'os spongieux, ce dernier s'hypertrophie. L'anémie s'exprime dès lors sous forme de perforations visibles à la surface externe de l'os (Stuart-Macadam, 1992). Si l'hypertrophie est légère, seules les zones où le tissu cortical est mince seront atteintes comme, par exemple, le plafond de l'orbite (la pathologie porte dans ce cas le nom de cribra orbitalia, figure 3). Si l'hypertrophie est plus importante, la voûte crânienne et les os longs peuvent également présenter des lésions.

Pour Stuart-Macadam (1992), les cribra orbitalia ne seraient pas un indicateur de stress nutritionnel mais plutôt l’indication qu’une population essaye de s’adapter à la charge pathogène de son environnement.

Nous avons relevé la présence de cribra orbitalia chez les individus présentant au moins un plafond d’orbite complet. Le degré de gravité des lésions n’a pas été relevé.

 

Figure 3. Cribra orbitalia chez une jeune femme provenant de la grotte Oroi.

Figure 3. Cribra orbitalia in a young woman from Oroi cave.

 

Pour les deux indicateurs, les données ont été exprimées sous forme de fréquences absolues et relatives d’individus atteints. L’échantillon pascuan a été comparé à d’autres échantillons (polynésiens et médiévaux européens) sur base des fréquences absolues. Nous avons également comparé différents sous-groupes de la population pascuane comme les hommes et les femmes. Selon la taille des effectifs, le test de comparaison utilisé est soit le test exact de Fisher soit le  (Siegel et Castellan, 1988).

 

Résultats

Aucune des 7 dentures déciduales des Pascuans étudiées ne présente d’hypoplasie de l’émail dentaire. A l’île de Guam, par contre, 12,7 % (17 / 134) des individus présentent ce marqueur de stress sur leur dents de lait (Stodder, 1997).

Cette pathologie atteint les dents définitives chez 18,0 % (7 / 39) des Pascuans étudiés (tableau 2).

Le taux d’hypoplasie des adultes de l’île de Pâques est inférieur à ceux des îles Mariannes et des Hawaiiens historiques (c-à-d-postérieurs aux premiers contacts de l’archipel avec des Européens) mais, il est supérieur à celui des Hawaiiens préhistoriques (tableau 2, figure 4). La fréquence des immatures pascuans est inférieure celle d’un échantillon archéologique de l’île de Guam (tableau 2, figure 4). Les immatures de l’île de Pâques présentent toutefois une atteinte supérieure à celle de trois échantillons de juvéniles du Pacifique datés de la fin du 20ème siècle (tableau 2, figure 4).

Au sein de notre échantillon pascuan, la différence de fréquence en hypoplasies entre hommes (0 / 18) et femmes (4 / 11) est statistiquement significative (Fisher, p=0,033). Aux îles Mariannes, par contre, Pietrusewsky et al. (1997) n’ont pas observé de différence significative. A l’île de Pâques, les adultes (6 / 31) et les immatures (1 / 8) (p = 0,583) ne diffèrent pas significativement. Par ailleurs, la fréquence en hypoplasies des individus inhumés dans des ahu (6 / 29) ne diffère pas significativement de celle des squelettes provenant des grottes (1 / 10) (p = 0,459).

Les cribra orbitalia touchent 12,7% de notre échantillon pascuan (tableau 2); 6,0% des adultes en présentent contre 28,6% chez les immatures.

Les adultes de l'île de Pâques sont moins affectés que ceux des îles Mariannes et Hawaii (tableau 2, figure 5). Quant à nos juvéniles, ils présentent un taux supérieur à celui des Hawaiiens préhistoriques, un taux similaire à l’échantillon de l’île Tonga et ils sont moins atteints que ceux de Hawaii (historiques) et de Guam.

 

population

datation

 

hypoplasie

réf.

 

cribra orbitalia

réf.

 

 

 

fréq. absolue

fréq. relative

 

 

fréq. absolue

fréq. relative

 

Pâques

17-19ème s.

adultes

6/31

19,4

cette étude

adultes

3/50

6

cette étude

 

 

3-20 ans

1/8

12,5

 

<20ans

6/21

28,6

 

 

 

total

7/39

18

 

total

9/71

12,7

 

Mariannes

1-1521 AD

adultes

183/563

32,5

1

adultes

12/104

11,5

1

Hawaii

610-1800

adultes

159/2053

7,7

2

adultes

139/1031

13,5

2

 

 

 

 

 

 

<20 ans

133/ 313

42,5

2

 

1840-1930

adultes

53/223

23,8

2

adultes

6/24

25

2

 

 

 

 

 

 

<20 ans

1/3

33,3

2

Guam

800-1521 AD

0-15 ans

64/280

24,3

5

0-15 ans

18/33

54,5

5

Tonga

800-1700 AD

 

 

 

 

6mois-3 ans

7/24

29,2

6

Cook

1987

9-20 ans

60/1417

4,2

3

 

 

 

 

Nouvelle-Zélande

1984

9 ans

76/696

10,9

3

 

 

 

 

Tonga

1986

5-20 ans

101/1102

9,2

4

 

 

 

 

1 = Pietrusewsky et al., 1997; 2 = Pietrusewsky et Douglas, 1994, 3 = Crooks, 1990, 4 = Hoffman et al., 1988,

5 = Stodder, 1997, 6 = Buckley, 2000

Tableau 2. Fréquences en hypoplasie de l’émail dentaire (sur les dents définitives) et en cribra orbitalia dans des populations insulaires du Pacifique d’époques archéologiques et du 20ème siècle.

Table 2. Frequencies of enamel hypoplasia (on permanent teeth) and cribra orbitalia in Pacific islands populations from archaeological periods and from the 20th Century.

Figure 4. Taux d’hypoplasie des dents définitives dans l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés dans 7 échantillons polynésiens archéologiques et actuels (les références se trouvent dans le tableau 2).

Figure 4. Frequencies of enamel hypoplasia on permanent teeth in the Easter Island sample compared to those collected in 7 archeological and extant Polynesian samples (references are in table 2).

 

Au sein de notre échantillon pascuan, le taux de cribra orbitalia des hommes (1 / 28) et des femmes (5 /25) ne diffère pas statistiquement (p = 0,105). Entre les immatures et les adultes, par contre, cette différence est significative (p = 0,036), à l’instar de nombreuses autres populations (Polet et Orban, 2001, p. 120; Pietrusewsky et al., 1997). Comme dans le cas des hypoplasies, la fréquence en cribra orbitalia des individus inhumés dans des ahu (5 / 39) ne diffère pas significativement de celle des squelettes provenant des grottes (4 / 29) ( = 0,011, p = 0,918).

Comparés à des populations médiévales européennes dont la chronologie s’échelonne du 6ème au 15ème siècle après J.C., les Pascuans présentent des taux bas tant pour les hypoplasies (figure 6A) que pour les cribra orbitalia (figure 6A).


Figure 5. Taux de cribra orbitalia dans l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés dans 5 échantillons archéologiques polynésiens (Pour les références, se référer au tableau 2).

Figure 5. Frequencies of cribra orbitalia in the Easter Island sample compared to those collected in 5 archeological Polynesian samples.

 

Figure 6. A. Taux d’hypoplasie des dents définitives dans l’échantillon pascuan comparé à ceux relevés dans 12 populations médiévales européennes (Polet et Orban, 2001, p. 142). B. Taux de cribra orbitalia chez les adultes et les immatures de l’île de Pâques comparé à ceux relevés dans 11 populations médiévales européennes (Polet et Orban, 2001, p. 120).

Figure 6. A. Frequencies of enamel hypoplasia on permanent teeth in the Easter Island sample compared to those collected in 12 European medieval populations (Polet et Orban, 2001, p. 142). B. Frequencies of cribra orbitalia in adults and juveniles from Easter Island compared to those collected in 11 European medieval populations (Polet et Orban, 2001, p. 120).

 

 

Discussion

L’interprétation des fréquences d’indicateurs de stress dans les populations anciennes en termes de santé nécessite deux remarques préalables.

1°) L'absence d'indicateur de stress chez un individu ne signifie pas nécessairement qu'il n'a pas été stressé mais plutôt que son état de santé est resté satisfaisant (Buikstra et Cook, 1980).

2°) Il est malheureusement impossible de distinguer les individus qui ont été les moins stressés de ceux qui l’ont été le plus car tous deux sont dépourvus de marqueurs de stress - les premiers ayant été épargnés (suite, par exemple, à de meilleures conditions de vie) et les seconds ayant succombé avant de développer les symptômes. Les individus “moyennement stressés” seront donc les seuls à présenter des indicateurs de stress. C’est ce que Wood et al. (1992) appellent le “paradoxe ostéologique”.

L'étude des squelettes du Musée S. Englert provenant de 10 sites de l'île de Pâques révèle un faible taux d’indicateurs de stress par rapport à des échantillons médiévaux européens et d’autres échantillons archéologiques du Pacifique. Ce résultat indiquerait un relativement bon état sanitaire et nutritionnel mais, si l’on se réfère au “paradoxe ostéologique”, la conclusion pourrait être l’inverse: de nombreux individus de l’île de Pâques seraient morts avant de développer ces indicateurs.

Dans le cas de l’hypoplasie linéaire de l’émail dentaire (LEH), nous avons considérés deux groupes d’individus: ceux dont les incisives et les canines lactéales étaient déjà sorties (c-à-d les immatures de 3 à 6 ans) et ceux avec des incisives et des canines définitives (c-à-d les sujets de plus 12 ans).

Les hypoplasies des dents de lait reflètent des stress qui se sont produits in utero et dans les tous premiers mois de la vie. Aucune hypoplasie de ce type n’a été observée à l’île de Pâques. Nous ne disposons malheureusement pas de données comparatives pour la Polynésie. Néanmoins, des études réalisées sur des échantillons anciens donnent également des fréquences nulles de LEH pour les dents de lait: Duray (1990) pour des Américains, Lovell et Whyte (1999) pour des Egyptiens.

Pour l’étude de l’hypoplasie des dents définitives, les individus décédés avant l’éruption des canines et des incisives (entre 6 et 12 ans) n’ont pas été pris en compte (il serait toutefois intéressant d’étudier leurs dents formée mais pas encore sorties à l’aide d’un microscanner). Sur base de cet indicateurs, on peut déduire que, durant leur enfance (c-à-d grosso modo de 1 à 7 ans, période pendant laquelle se forment les couronnes des incisives et des canines), les Pascuans qui ont atteints au moins 12 ans ont été en meilleur santé que d’autres Polynésiens et des Médiévaux européens.

A l’île de Pâques, la différence de fréquence d’hypoplasie entre les femmes et les hommes (qui ont survécu au stress de l’enfance) mène à l'hypothèse que les fillettes étaient moins favorisées que les garçons puisque les incisives et les canines enregistrent les événements de stress jusqu’à 7 ans.

Pour les cribra orbitalia, par contre, tous les individus sélectionnés ont été étudiés. Les lésions apparaissent généralement pendant l’enfance. Dans le cas de conditions mésologiques particulièrement défavorables et en accord avec le paradoxe ostéologique, on s’attendrait à des fréquences moins élevées chez les immatures (ils seraient morts avant de développer les symptômes au niveau osseux) par rapport aux adultes. C’est cependant l’inverse que l’on observe à l’île de Pâques. Ce résultat pourraient alors s’expliquer par la résorption des lésions avec l'âge ou une plus grande mortalité des individus déjà stressés.

Pour les deux indicateurs de stress, l’absence de différence entre les individus inhumés en ahu et ceux enterrés en grotte, s’expliquerait par un état sanitaire similaire ou très favorable dans un cas (les individus dépourvus d’indicateurs n’ont pas souffert de stress) et très défavorable dans l’autre (les individus dépourvus d’indicateurs ont été exposés à un stress aigu et sont morts avant de les avoir développés).

 

Conclusion et perspectives

Nos résultats indiquent un relativement bon état sanitaire des Pascuans durant leur enfance par rapport à d’autres échantillons anciens du Pacifique et à des échantillons médiévaux européens.

Au sein de l’échantillon pascuan, la différence sexuelle d’atteinte de l’hypoplasie de l’émail dentaire pose la question d’un meilleur traitement des garçons par rapport aux filles. De plus, un taux de cribra orbitalia plus élevé chez les immatures par rapport aux adultes s'expliquerait par une résorption des lésions avec l'âge ou une plus grande mortalité des individus déjà stressés.

Des analyses des isotopes stables du carbone et de l’azote ainsi que l’étude de la micro-usure dentaire sont en cours. Elles permettront de reconstituer le régime alimentaire des anciens Pascuans et de connaître les liens qui unissaient moyens de subsistance et état sanitaire.

 

Remerciements. Toute notre gratitude va à Francisco Torres Hochstetter, directeur du Musée Anthropologique Sebastián Englert (île de Pâques), qui nous a permis d’accéder aux collections anthropologiques. Nous tenons à remercier Eric Dewamme (Institut royal des Sciences naturelles) pour la réalisation des photographies. Merci à Rosine Orban pour la relecture du manuscrit. Nous remercions également les deux referees anonymes pour leurs critiques et remarques constructives. La Politique Scientifique Fédérale belge a financé les deux missions à l’île de Pâques dans la cadre du projet Action 1: "Paléoécologie des populations humaines de l’île de Pâques".

 

Références bibliographiques

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