Colloques du Groupement des Anthropologistes de Langue Française (GALF)

Le Bras-Goude, G., Billy, I., Charlier, K., Loison, G., 2006, Contribution des méthodes isotopiques pour l’étude de l’alimentation humaine au Néolithique moyen méridional: le cas du site Chasséen ancien du Crès (Béziers, Hérault, France). Antropo, 11, 167-175. www.didac.ehu.es/antropo


 

Contribution des méthodes isotopiques pour l’étude de l’alimentation humaine au Néolithique moyen méridional: le cas du site Chasséen ancien du Crès (Béziers, Hérault, France)

 

Contribution of isotopic methods (13C and 15N) to the reconstruction of human diet during the southern Middle Neolithic: a case study with the Early Chasséen site of Le Crès  (Béziers, Hérault, France)

 

Gwenaëlle Le Bras-Goude1,2, Isabelle Billy3, Karine Charlier3, Gilles Loison4

 

1UMR 5199-PACEA, Laboratoire d’Anthropologie, Université Bordeaux 1, Avenue des facultés, 33405 Talence, France. E-mail: hygee2@wanadoo.fr 

2Département d’Evolution Humaine, Institut Max-Planck d’Anthropologie Evolutive, Deutscher Platz 6, 04103 Leipzig, Allemagne. E-mail: goude@eva.mpg.de

3UMR 5805-EPOC, Département de Géologie et d’Océanographie, Université Bordeaux 1, Avenue des Facultés, 33405 Talence, France. E-mail: i.billy@epoc.u-bordeaux1.fr / k.charlier@epoc.u-bordeaux1.fr

4INRAP Languedoc-Roussillon, 52 avenue du Pont Juvénal, 34000 Montpellier, France. E-mail: gilles.loison@inrap.fr

 

Mots-clés: Chasséen, isotope stable, carbone, azote, alimentation, Languedoc-Roussillon, Néolithique moyen

 

Key-words: Chasséen, stable isotope, carbon, nitrogen, diet, Languedoc-Roussillon, Middle Neolithique

 

Résumé 

Depuis plusieurs dizaines d’années, les méthodes en archéologie et en anthropologie se diversifient. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le développement des méthodes physico-chimiques donnent de nouvelles perspectives à l’archéologie. Nous abordons dans ce travail un des aspects de ces champs d’étude: l’utilisation des 15N et 13C dans le collagène osseux et l’application à la connaissance des régimes alimentaires de populations néolithiques du sud de la France. Par ceci, nous proposons de montrer quelles méthodes d’étude et d’analyse nous employons, mais également les biais et leurs conséquences sur les interprétations. Cette méthode permet principalement de connaître l’environnement dans lequel les individus ont puisé leurs ressources et leurs places relatives dans le réseau trophique.  Les  objectifs  principaux  de recherche sont d’une part appréhender les choix alimentaires des premières populations néolithisées, d’autre part de voir les possibles distinctions socio-culturelles et économiques lors de l’expansion de l’agriculture et de la diversification des modes d’inhumation, notamment par l’étude du site Chasséen méridional du Crès (Béziers, Hérault, France). Les premiers résultats obtenus nous montrent que l’ensemble de la population du Crès a très probablement une alimentation mixte (végétale et animale). Cependant, il existe des différences plus ou moins importante de consommation de protéines, notamment animales, entre les individus, qui semble être en faveur des individus de sexe masculin. 

 

Abstract 

For several decades, the number of scientific techniques available in archaeology and anthropology has been expanding. In the second half of the 20th century, the development of physical and chemical methods has provided new possibilities in archaeology. It is within this context that we have approached one aspect of study: the use of 15N and 13C in bone collagen and its application to our understanding of the diets of Neolithic populations in the south of France. Stable isotope research makes it possible to understand the environment from which individuals draw their resources, and also their places in the trophic web. The principal objectives of this research are, on the one hand, to understand the food choices of the first Neolithic populations, and on the other hand, to see the possible sociocultural and economic distinctions at the time of the expansion of agriculture and the diversification of funerary practices, in particular by the study of the southern Chasséen site of Le Crès (Béziers, Hérault, France). The first results allow us to propose a mixed diet (vegetal and animal) for the whole of this population. However, it exits a difference of protein consumption, in particular animals, between individuals, which would seem to be in favour of men. 

 

Introduction

Le site Chasséen méridional du Crès (Béziers, Hérault, France), situé à 4 km de Béziers, dans la vallée de l’Orb, a récemment fait l’objet d’une étude pluridisciplinaire, dirigée notamment G. Loison (INRAP Montpellier) (Loison et al., 2004). Les premières fouilles archéologiques sur le site ont commencé en 2000, mettant au jour un grand nombre de structures en creux et de témoin d’occupation (189 au total). L’une des particularités du site est la présence de sépultures néolithiques du Chasséen ancien (seconde moitié du 5e millénaire av. J.-C.) au sein d’un contexte d’habitat. Ce site a une importance majeure puisque c’est actuellement le site de la période chasséenne qui a livré le plus grand nombre de sépultures dans le midi de la France. La mise au jour de 52 individus, répartis dans 33 ensembles sépulcraux, de taille, de morphologie et d’aménagement variés pose plusieurs problématiques archéo-anthropologiques. La question des modes de subsistances dans une population où le processus de néolithisation est déjà bien en place et dans une période où l’expansion de la culture des céréales est bien attestée, (J. Vaquer, 1986, 1990) est essentielle. L’étude de l’alimentation s’effectue à travers plusieurs approches et principalement par l’étude de la faune et la malacofaune (étude de V. Forest sur le site du Crès), des restes carpologiques et du matériel archéologiques tels que les objets de mouture, l’outillage lithique (étude de V. Léa) et la céramique (étude de G. Jédikian). Parallèlement à ces travaux, l’apport de méthodes biochimiques, comme celle des isotopes stables (carbone et azote notamment) dans le collagène osseux des individus, développées depuis un trentaine d’années, offre des informations complémentaires. L’analyse isotopique (13C et 15N) de la matière organique osseuse va nous permettre de cerner l’environnement d’acquisition des ressources alimentaires et d’appréhender la place de l’individu dans la chaîne trophique. Cette méthode essaie de proposer une tendance alimentaire individuelle et collective par des informations directement issues de chaque individu. Ces recherches, sur le site du Crès, mais également sur plusieurs site archéologiques et anthropologiques du Néolithique moyen dans le sud de la France font partie de l’un des objectifs d’une Action Collective de Recherche dirigée par J. Vaquer (UMR 8555, Toulouse) intitulée "Espaces et expressions funéraires au Néolithique moyen dans le monde pyrénéen et ses marges".

 

Echantillonnage et méthodologie: de la sépulture au laboratoire

L’os est le matériau privilégié des études anthropologiques puisqu’il est exceptionnel de pouvoir accéder aux tissus mous. Celui-ci est composé de deux parties principales, l’une minérale et l’autre, qui nous intéresse en premier lieu, organique. La matière organique osseuse est en majeure partie constituée de collagène, une protéine fibreuse, la plus abondante chez les mammifères. (Campbell, 1995). Cette protéine est composée de différents atomes, notamment de carbone et d’azote, dont la composition isotopique (13C et 15N) est liée à celle de la part protéique de l’alimentation. (Ambrose et Norr, 1993).

Dans la nature, les végétaux possède des 13C et 15N spécifiques à leur environnement (marin, terrestre, aride, tempéré…), leur photosynthèse (C3, C4 ou CAM) et leur espèce (e.g légumineuse ou non légumineuse). Cette composition isotopique spécifique se répercute le long de la chaîne alimentaire avec un enrichissement (en isotope lourd: 13C et 15N) à chaque niveau trophique par le biais de fractionnements lors de l’assimilation des protéines (Deniro et Epstein, 1978; Krueger et Sullivan, 1984). De cette manière un herbivore aura un collagène osseux dont la composition isotopique est enrichie par rapport à la part protéique de son alimentation. Il en est de même pour un carnivore par rapport à sa proie. L’analyse des 13C et 15N du collagène osseux apporte ainsi des informations sur l’environnement dans lequel l’individu, animal ou humain, puise ses ressources et sur le niveau trophique auquel il appartient.

Parmi les 52 individus humains du site, étudiés par V. Fabre et M. Texier, 43 ont été sélectionnés. Les individus représentés par quelques fragments ne sont pas échantillonnés et les enfants ayant moins de 4 ans ne seront pas analysés, du fait des traces possibles du régime lacté (pré-sevrage) (Herrscher, 2001). Les prélèvements sont en général effectués sur les os longs, où l’os compact est le plus épais, mais compte tenu de la très mauvaise conservation des ossements, les parties anatomiques les mieux conservées ont été choisies. Afin de mieux comprendre les relations entre les humains et la faune du site, un échantillonnage faunique a été réalisé grâce à V. Forest (INRAP Montpellier), composé de 16 individus d’espèce et de régime alimentaire différents: bovins, caprinés, chiens et faune sauvage.

Le collagène est extrait de ces échantillons par un protocole chimique issu de la méthode Longin, (Longin, 1971), modifié par Bocherens (Bocherens, 1992). L’os est en premier lieu nettoyé puis broyé à une granulométrie inférieure à 0,7 mm. La poudre d’os est par la suite déminéralisée dans une solution d’HCl puis subit un traitement à la soude qui permet d’enlever les lipides et les contaminants humiques. Enfin, le collagène est solubilisé à chaud dans une solution d’acide chlorhydrique de faible concentration et lyophilisé. Les teneurs en carbone et azote et les taux isotopiques sont mesurés à partir d’1 mg de collagène, par IRMS (Isotope Ratio Mass Spectrometry) à l’aide d’un spectromètre de masse ISOPRIME de VG Instrumentrs couplé à un analyseur élémentaire NC 2500 Carlo Erba, au Département de Géologie et d'Océanographie (Laboratoire EPOC, UMR-CNRS 5805, avec l’aide de Karine Charlier et Isabelle Billy) de l’Université Bordeaux 1.

 

Résultats et interprétation: diversité d’une population Chasséenne

   L’analyse des quantités de carbone et d’azote (en %) de chaque échantillon, le rapport de ces quantités (C/N) et le rendement d’extraction du collagène (en mg/g) permet d’appréhender l’état de conservation de la matière organique osseuse (tableau 1 et figure 1). D’une manière générale les échantillons dont le % C est inférieur à 30, le % N inférieur à 10 (dans un os frais la quantité de C et de N sont en moyenne de 39 % et 14% respectivement), (Ambrose, 1990). Le C/N en dehors de la fourchette 2,9-3,6 et un rendement d’extraction inférieur à 10 mg/g (Deniro, 1985) sont exclus de la discussion. Ces précautions permettent d’écarter les échantillons dont la matière organique est trop dégradée et/ou qui a pu garder des contaminants (Bocherens, 1997).

 

 

% C collagène

% N collagène

C/N collagène

Rendement (mg/g)

Humains (n=43)

34,7 ± 9,5

13,2 ± 3,5

3,0 ± 0,3

53,3 ± 33,0

Faune (n=16)

29,4 ± 7,9

10,7 ± 2,7

3,2 ± 0,1

36,2 ± 18,1

Moyenne (n=59)

32,1 ± 9,2

12,0 ± 3,4

3,1 ± 0,3

44,7 ± 30,4

Min

15,8

5,9

2,9

9,0

Max

41,1

15,1

3,4

66,0

Tableau 1. Etat de conservation du collagène des humains et animaux du site du Crès.

Table 1. Collagen preservation of humans and fauna in the archaeological site of Le Crès.

 

Figure 1. Quantités de carbone et d’azote présent dans le collagène extrait des échantillons du Crès.

Figure 1. Amount of carbon and nitrogen present in the extracted collagen of Le Crès’s samples.

 

Les valeurs isotopiques et les C/N individuels des échantillons étudiés sont présentés dans le tableau 2.

Au sein de la faune, la variation isotopique s’étend:

- chez les bovins de -20,4 ‰ à -18,4 ‰ (-19,4 ‰ ± 1,0) pour le 13C et de 6,1 ‰ à 6,7 ‰ (6,3 ‰ ± 0,3) pour le 15N,

- chez les caprinés de -20,2 ‰ à -19,8 ‰ (-19,9 ‰ ± 0,2) pour le 13C et 6,0 ‰ à 6,8 ‰ (6,3 ‰ ± 0,4) pour le 15N,

- chez les chiens de -19,6 ‰ à -19,4 ‰ (-19,5 ‰ ± 0,1) pour le 13C et 7,8 ‰ à 8,1 ‰ (7,9 ‰ ± 0,2) pour le 15N.

Chez les animaux herbivores, les valeurs sont représentatives de la consommation de végétaux à photosynthèse C3 issus d’un milieu tempéré (Smith et S. Epstein, 1971, Bocherens, 1999). Les chiens se distinguent du reste de la faune, notamment par leurs 15N plus élevés (figure 2). Cette différence reflète la consommation de ressources plus riches en 15N des canidés, telle que la viande. Cependant, les valeurs isotopiques des canidés ne reflètent pas un régime alimentaire strictement carnivore mais plutôt largement omnivore. En effet, entre le collagène d’animaux de deux niveaux trophiques successifs, il existe une augmentation du 15N d’environ 3 à 5 ‰  (Drucker et Bocherens, 2004; Minagawa et Wada, 1984), ce qui n’est le cas entre les chiens et les autres herbivores du site (15N de 1,6 ‰).

 

 

Sexe

Classe d’âge (année)

*13C (‰) collagène

*15N (‰) collagène

C/N collagène

Sep 1

M

> 30

-19,3

8,1

3,2

Sep 2

F

> 25

-19,0

8,4

3,3

Sep 3 a

I

Agé

-19,6

8,4

3,3

Sep 5 b

F

> 30

-19,8

8,1

3,3

Sep 5 c

F

> 25

-20,6

8,3

3,2

Sep 6

I

> 30

-19,9

7,6

3,2

Sep 7 a

 

10-14

-19,6

7,5

3,1

Sep 8 b

 

5 ± 16 mois

-19,3

7,8

3,0

Sep 8 c

 

5-9

-19,2

7,7

3,1

Sep 8 d

 

5-9

-19,0

6,6

3,1

Sep 9

M

Agé

-18,6

7,8

3,0

Sep 10 b

M

> 30

-20,6

11,1

3,1

Sep 11 a

 

1-4

-19,3

7,6

3,1

Sep 11 b

F

> 30

-19,5

7,5

3,2

Sep 12 a

M

> 25

-19,3

7,9

3,2

Sep 12 b

 

5-9

-20,0

8,1

3,2

Sep 13

F

> 25

-19,5

6,8

3,0

Sep 15

I

A

-19,2

8,5

3,2

Sep 19

 

5-9

-19,4

8,6

3,2

Sep 20 a

 

5-9

-19,2

7,3

3,2

Sep 20 b

 

5-9

-19,6

7,5

3,1

Sep 20 c

 

5-9

-20,0

8,5

3,2

Sep 20 d

 

5-9

-19,6

9,1

3,2

Sep 20 e

 

5-9

-19,5

8,1

3,2

Sep 21

 

9-10 ± 30 mois

-19,6

8,1

3,2

Sep 22

F

> 25

-18,9

7,7

2,9

Sep 23

I

-

-19,3

9,4

3,2

Sep 26

F

> 25

-20,1

7,7

3,4

Sep 29

M

> 30

-19,2

8,8

3,2

Sep 31

M

15-19

-18,9

8,5

3,1

Sep 35

M

Agé

-19,3

9,1

3,2

 

 

 

 

 

Bovin 73

Bos sp.

-20,4

6,1

3,2

Bovin 79

Bos sp.

-19,4

6,7

3,2

Bovin 123

Bos sp.

-18,4

6,1

3,2

Capriné 6

Capriné

-19,8

6,8

3,4

Capriné 42

Capriné

-20,2

6,0

3,2

Capriné 131

Ovis aries ?

-19,8

6,2

3,3

Chien A (4)

Canis f.

-19,4

8,1

3,3

Chien B (4)

Canis f.

-19,6

7,8

3,2

Chien 73

Canis f.

-19,5

7,9

3,3

Chevreuil 73

Capreolus capreolus

-20,6

6,4

3,2

Tableau 2. Données anthropologiques et isotopiques des échantillons humains et fauniques du Crès, dont le collagène est bien conservée.

Table 2. Anthropological and Isotopic data from well preserved collagen of human and faunal’s samples of Le Crès.

 

Au sein de la population humaine les variations isotopiques sont grandes autant pour le carbone que pour l’azote (figure 2):

- chez les femmes (n=7) de -20,6 ‰ à -18,9 ‰ (-19,6 ‰ ± 0,6) pour le 13C et de 6,8 ‰ à 8,4 ‰ (7,8 ‰ ± 0,5) pour le 15N,

- chez les hommes (n=7) de –20,6 ‰ à -18,6 ‰ (-19,3 ‰ ± 0,7) pour le 13C et de 7,8 ‰ à 11,1 ‰ (8,8 ‰ ± 1,1) pour le 15N,

- chez les individus adultes de sexe indéterminé (n=4) de -19,9 ‰ à -19,2 ‰ (-19,5 ‰ ± 0,3) pour le 13C et de 7,6 ‰ à 9,4 ‰ (8,5 ‰ ± 0,7) pour le 15N,

- chez les immatures (n=13) de -20,0 ‰ à -19,0 ‰ (-19,5 ‰ ± 0,3) pour le 13C et de 6,6 ‰ à 9,1 ‰ (7,9 ‰ ± 0,7) pour le 15N.

Ces variations reflètent la consommation de produits isotopiquement distincts et variés qui composent le régime omnivore. Tout comme pour les canidés, on remarque qu’il existe une différence entre les valeurs isotopiques des humains (genres et âges confondus) et des animaux herbivores, domestiques et sauvages, notamment en ce qui concerne le 15N ( de 2,0 ‰). Encore une fois on peut proposer, pour l’ensemble de la population, un régime alimentaire mixte, mais probablement plus riche en 15N (lait, viande, fromage) que celui des canidés du site (figure 2). Il est très difficile de proposer une estimation de la part des ressources carnées dans l’alimentation car l’augmentation du 15N n’est pas proportionnelle à la quantité de ressources carnées terrestres et/ou marines consommées. Cependant, certains auteurs (Ambrose et Krigbawm, 2003) par des études d’alimentation contrôlée, proposent des estimations non linéaires et notamment l’enrichissement du 15N du collagène osseux, d’un prédateur par rapport à celui de sa proie, d’environ 1,5 ‰ pour environ 15 % de consommation carnée et d’environ 2,5 ‰ à partir de 50 % de consommation de produits carnés. Ces travaux ne sont pas des références à prendre au sens strict mais permettent de proposer des hypothèses quant à l’importance ou non des ressources carnées dans l’alimentation des populations préhistoriques.

 

Figure 2. 13C et 15N des humains et animaux du Crès.

Figure 2. 13C and 15N of humans and animals of Le Crès.

 

 

Figure 3. 13C et 15N des femmes, des hommes et des immatures du Crès.

Figure 3. 13C and 15N of women, men and children of Le Crès.

 

Si dans l’ensemble, la population humaine du site du Crès a une alimentation mixte (végétale et carnée) mais relativement riche en protéine animale, il n’en est pas de même lorsque l’on s’attache au régime individuel ou à celui des groupes d’individu. Il existe notamment une différence significative entre les valeurs isotopiques des femmes et celles des hommes (figure 3) et plus particulièrement pour le 15N ( de 1,0 ‰, test U Mann-Withney p=0,04), qui se retrouve également lorsque l’on compare celles des immatures et des hommes (15N de 0,9 ‰, test U Mann-Whitney p=0,05). Le fait que les valeurs isotopiques des individus de sexe indéterminé soient entre celles des hommes et des femmes reflète peut-être la mixité sexuelle de ce groupe. Sur ce site, la distinction entre d’une part les immatures et les femmes et d’autre part les hommes et les individus de sexe indéterminé, amène à penser que les régimes alimentaires n’étaient pas similaires. Il est probable que les enfants et les femmes aient eu accès à des ressources moins riches en 15N ou une consommation de produits carnés moins importante que les hommes. La consommation moins importante de ressources riches en protéines des femmes par rapport aux hommes est une hypothèse déjà évoquée sur plusieurs sites archéologiques. (Ambrose et al., 2003, Herrscher, 2003; Prowse et al., 2005; Richards et al., 2003). Concernant le Néolithique dans la région pyrénéenne, Subirà et Malgosa (Subirà et Malgosa, 1996) ont également mis en évidence, par l’étude des éléments traces, une différence de consommation carnée entre les hommes et les femmes de sites barcelonais. On peut également noter, que des différences alimentaires entre les sexes sont très présentes dans certaines populations "traditionnelles" actuelles, notamment en Afrique et Océanie, (Takeda et Sato, 1996)où les choix de subsistance font parfois l’objet de "tabous" culturels ou religieux principalement à l’égard des femmes et des enfants.

Parmi les individus étudiés, différentes pathologies osseuses et dentaires ont été observées (Loison et al., 2004), mais il ne semble pas, dans l’ensemble, exister de relation entre la présence de caries, d’attritions ou bien d’hypoplasies et les valeurs isotopiques. Il est cependant intéressant de remarquer que l’individu 10b qui possède la plus haute valeur de 15N et la plus basse de 13C (tableau 2) présente une maladie du parodonte. Les parodontopathies sont parfois mises en relation avec la présence de tartre et il est à noter également que plus l’alimentation d’un individu est riche en protéines, plus la présence de tartre risque d’être conséquente. Aucune étude spécifique n’a mis en relation la présence de maladie du parodonte et la composition isotopique du collagène, mais il n’est pas impossible que l’alimentation de l’individu 10b, dont le 15N est plus élevé que celle du reste de la population du Crès, soit un facteur favorisant ce type de pathologie.

 

Conclusion, perspectives

L’état de conservation de la matière osseuse et de la matière organique sur le site du Crès n’a malheureusement pas permis d’étudier tous les individus. Sur 59 échantillons initialement sélectionnés, seuls 31 humains et 10 animaux ont finalement donné du collagène suffisamment bien conservé pour pouvoir interpréter, en terme biologique, leurs signatures isotopiques. Malgré cela, plusieurs hypothèses et voies de recherche sont mises en évidence. Dans l’ensemble, la population du site a probablement eu une alimentation relativement riche en protéines d’origine carnée voire plus importante que les canidés du site. Cependant, cette population se divise en plusieurs groupes (genre et âge) qui semblent se distinguer. L’accès plus important aux protéines animales (issues de la viande, du lait et/ou du fromage) des individus de sexe masculin est une hypothèse probable à laquelle il sera intéressant de comparer le comportement alimentaire d’autres populations du Néolithique moyen. Ces voies de recherche posent également la question de l’importance des céréales et des légumineuses à une période où l’agriculture est en plein essor. Ce développement profite t-il à toutes les catégories de la population? Les animaux et leur consommation ont-il une valeur particulière?

 

Remerciements. Nous remercions les personnes responsables de la collection et des différents travaux qui ont été menés: V. Forest, I. Villemeur, V. Fabre, G. Jédikian et V. Léa; J. Vaquer pour l’aspect scientifique, l’intérêt et le développement des méthodes et techniques d’étude; M. Balasse et E. Herrscher pour les discussions scientifiques; l’équipe de l’UMR 5805-EPOC, Université Bordeaux 1 et l’équipe de l’UMR 5199-PACEA pour l’aide technique; Le CNRS et la Région Aquitaine pour les financements; J.-J. Hublin, C. Couture, M. Richards et M. Jay.

 

Bibliographie

Ambrose, S. H., 1990, Preparation and characterisation of bone and tooth collagen for isotopic analysis. Journal of Archaeological Science, 17, 431-451.

Ambrose, S. H., Buikstra, J. et Krueger, H. W., 2003, Status and gender differences in diet at Mound 72 Cahokia revealed by isotopic analysis of bone. Journal of Anthropological Archaeology, 22, 217-226.

Ambrose, S. H. et Krigbawm, J., 2003, Bone chemistry and bioarchaeology. Journal of Anthropological Archaeology, 22, 191-199.

Ambrose, S. H. et Norr, L., 1993, Experimental evidence for the relationship of the carbon isotope ratios of whole diet and dietary protein to those of bone collagen and carbonate. Dans Prehistoric human bone Archaeology at the molecular level, édité par J. B. Lambert et G. Grupe (Berlin: Springer-Verlag) p. 1-37.

Bocherens, H., 1992, Biogéochimie isotopique (13C, 15N, 18O) et paléontologie des vertébrés: application à l'étude des réseaux trophiques révolus et des paléoenvironnements. Thèse de doctorat, Université Paris VI, pp. 317.

Bocherens, H., 1997, L'apport de la biogéochimie isotopique à la connaissance des comportements de subsistance des chasseurs-cueilleurs anciens. Dans L'alimentation des Hommes du Paléolithique: approche pluridisciplinaire, Actes du colloque international de la fondation Singer-Polignac 4-5 décembre 1995, édité par M. Patou-Matis et M. Otte (Liège: Etudes et recherches archéologiques de l'Université de Liège) p. 235-264.

Bocherens, H., 1999, Isotopes stables et reconstitution du régime alimentaire des Hominidés fossiles: une revue. Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, 11, 261-287.

Campbell, N. A., 1995, Biologie (Bruxelles: de Boeck), pp. 1190.

Deniro, M. J., 1985, Post-mortem preservation and alteration of in vivo bone collagen isotope ratios on relation to palaeodietary reconstruction. Nature, 317, 806-809.

Deniro, M. J. et Epstein, S., 1978, Influence of diet on the distribution of carbon isotopes in animals. Geochimica et Cosmochimica Acta, 42, 495-506.

Drucker, D. et Bocherens, H., 2004, Carbon and nitrogen stable isotopes as tracers of change in diet breadth during Middle and Upper Palaeolithic in Europe. International Journal of Osteoarchaeology, 14, 162-177.

Herrscher, E., 2001, Comportement alimentaire au Moyen Âge à Grenoble: application de la biogéochimie isotopique à la nécropole de Saint-Laurent (XIIIe-XVe siècles Isère France). Comptes Rendus de l'Académie des Sciences de Paris, Sciences de la Terre et des planètes, 324, 479-487.

Herrscher, E., 2003, Alimentation d'une population historique: analyse des données isotopiques de la nécropole Saint-Laurent de Grenoble (XIIIe-XVe siècles France). Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, 15, 149-269.

Krueger, H. W. et Sullivan, 1984, Models for carbon isotope fractionation between diet and bone. Dans Stable isotopes in nutrition, édité par J. Turnlund et P. Johnson (Washington: American Chemical Society Symposium Series 258) p. 205-220.

Loison, G., Fabre, V. et Villemeur, I., 2004, Le Crès. Habitats préhistoriques en bordure de l'Orb. Structures domestiques et sépultures du Chasséen ancien. Rapport final d'opération (Montpellier: INRAP), pp. 304.

Longin, R., 1971, New method of collagen extraction for radiocarbon dating. Nature, 230, 241-242.

Minagawa, M. et Wada, E., 1984, Stepwise enrichment of 15N along food chain: further evidence and the relation between 15N and animal age. Geochimica et Cosmochimica Acta, 48, 1135-1140.

Prowse, T., Schwarcz, H. P., Saunders, R. S., Macchiarelli, R. et Bondioli, L., 2005, Isotopic evidence for age related variation in diet from Isola Sacra. American Journal of Physical Anthropology, 128, 2-13.

Richards, M. P., Pearson, J. A., Molleson, T. I., Russel, N. et Martin, L., 2003, Stable isotope evidence of diet at Neolithic Çatalhöyük, Turkey. Journal of Archaeological Science, 30, 67-76.

Smith, B. N. et Epstein, S., 1971, Two categories of 13C/12C ratios for higher plants. Plant Physiology, 47, 380-384.

Subirà, M. E. et Malgosa, A., 1996, Análisis químico y de dieta en la Bòbila Madurell (Sant Quirze del Vallés Barcelona) Differencias sociales. Actes I congrés del Neolític a la Península Ibèrica Formació i implantació de les comunitats agrícoles. Rubricatum Revista del Museu de Gavà, 2, 581-584.

Takeda, J. et Sato, H., 1996, Stratégies de subsistance et apports en protéines du régime alimentaire des cultivateurs Ngandu et Boyla de la cuvette centrale du Zaïre. Dans L'alimentation en forêt tropicale Interactions bioculturelles et perspectives de développement, édité par C. M. Hladik, A. Hladik, H. Pagezy, O. F. Linares, G. J. A. Koppert et A. Froment (Paris: U.N.E.S.C.O.) p. 771-780.

Vaquer, J., 1986, Le Chasséen méridional Etat de la Question. Dans Le Néolithique de la France Hommage à G. Bailloud, édité par J. D. Demoule et J. Guilaine (Paris: Picard) p. 233-249.

Vaquer, J., 1990, Le Néolithique en Languedoc oriental (Paris: C.N.R.S.), pp. 398.