Colloques du Groupement des Anthropologistes de Langue Française (GALF)

Pagezy, H., 2006, Alimentation et croissance: Faut-il condamner les interdits alimentaires?. Antropo, 11, 119-127. www.didac.ehu.es/antropo


 

Alimentation et croissance: Faut-il condamner les interdits alimentaires?

 

Nutrition and growth: Are food taboos worth to be condemned?

 

Hélène Pagezy

 

UMR 5145 CNRS/MNHN. Museum d’Histoire Naturelle. 57 rue Cuvier, CP 135. 75 005 Paris.

E-mail : pagezy@mnhn.fr

 

Mots clés: Etat nutritionnel, croissance, interdits alimentaires, Congo, Afrique centrale, Ntomba

 

Key words: nutritional status, growth, food taboos, Congo, central Africa, Ntomba

 

Résumé

La croissance des enfants est sensible, entre autres, à la valeur nutritive du régime alimentaire, tant en qualité qu’en quantité. Dans les populations forestières, les catégories dites vulnérables, que sont les femmes enceintes et allaitantes et les enfants, sont soumises à de nombreux interdits alimentaires ayant une fonction symbolique et sociale. Ces interdits concernent un grand nombre d’espèces animales, essentiellement du gibier, riches en protéines. Cet état de fait a ému de nombreux médecins nutritionnistes des années 50-70. En effet, il y a une trentaine d’années,  dans cette usine à protéines que représente la forêt équatoriale, les interdits étaient nombreux et respectés et le rapport entre le nombre d’espèces interdites et celles autorisées élevé. Cependant le sevrage était tardif et de nombreuses espèces fréquentes dans le régime alimentaire n’étaient pas frappées d’interdit. Actuellement, le gibier est devenu rare suite à la pression de chasse liée à la demande des villes. Par contre, un grand nombre d’interdits ne sont plus respectés. Il en résulte que si la valeur protéique du régime alimentaire s’est détériorée, le préjudice a été  freiné par l’évolution des comportements sociaux. Le préjudice nutritionnel imputable aux interdits alimentaires doit donc être relativisé par rapport au contexte global de l’alimentation, c’est-à-dire aux dynamiques écologiques et sociales relatives aux disponibilités et aux choix alimentaires.

 

Summary

Growth is known to be dependant of the qualitative as well as the qualitative values of children’s diet. Among forest populations, vulnerable categories, such as pregnant and lactating women, have to respect numerous food taboos which detend symbolic as well as social functions. These taboos concern numerous species rich in protein content, such as game. This assertion had upset numerous nutritionnists of the 50-70ies. Some thirty years ago, although the protein factory like tropical forest showed numerous food taboos which were respected, the rate between forbidden and allowed species was high. Nevertheless, at this time, weaning was delayed and the majority of the most frequent species of the diet was not concerned. Nowadays, game is not so abounding, due to an overexploitation related to new trading behaviours. Conversely, a great number of forbidden species is no more respected. Consequently, the protein value of the diet has declined, but this harmfull fact has been countered by the evolution of social behaviours, such as abandoning most taboos. That is why, one can consider that the harmfull effect of food taboos should be considered within the global context of feeding behaviours, in other terms the ecological and social dynamics related to food availability and food choices. 

 

Introduction

Chez les enfants, la croissance représente un indicateur global de l’état nutritionnel (Tanner, 1976). Sensible à la valeur nutritive du régime – sous ses aspects qualitatif et quantitatif -, cet indicateur ne réagit pas spécifiquement à ces seuls facteurs (Allen, 1994). On sait que la croissance réagit également chez les enfants à l’état infectieux et inflammatoire (Bernard et col ., 2001) les états de stress de nature psychosociale - ambiance affective, relation mère-enfant – (Skuse et al., 1994) , etc. Nous nous attacherons à l’examen des interdits alimentaires comme pouvant affecter la qualité du régime alimentaire, en particulier sa valeur protéique et en conséquence pouvant représenter un facteur de risque pour la santé d’enfants sous-nutris.

 

Problématique

Dans de nombreuses sociétés reposant sur la subsistance, les interdits alimentaires concernent plus particulièrement des espèces animales, riches en protéines de bonne qualité, comme le gibier. Ils s’appliquent plus particulièrement aux femmes enceintes et allaitantes et aux jeunes enfants, catégories biologiquement vulnérables car ayant des besoins accrus en protéines pour la gestation, l’allaitement ou la croissance (Pagezy et de Garine, 1990). Ces interdits se sont maintenus grâce à leur fonction symbolique et sociale.

Qu’en est il des Ntomba habitant la forêt inondée de la « cuvette centrale » au nord-ouest de République démocratique du Congo (ex Zaïre)? La forêt tropicale humide, par son importante biodiversité, est considérée par les éco-anthropologues, comme une “usine à protéines” les plaçant à priori à l’abri du risque de malnutrition protéino-énergétique.

Comme les Ekonda et les Bolia, les Ntomba appartiennent au groupe culturel des Mongo. Deux populations les composent qui parlent la même langue bantoue et suivent les mêmes règles coutumières : les baOto, agriculteurs sur brûlis, pêcheurs sur le lac, les rivières, les marais et la forêt inondée qui sont dans une moindre mesure chasseurs et collecteurs. Les Pygmées baTwa, descendants de chasseurs collecteurs, suite à une longue période de contact, se sont fixés dans les mêmes villages. Ils ne pratiquent que la pêche en forêt inondée et leur agriculture est très rudimentaire. Néanmoins, par un système d’échange, leur régime alimentaire est très voisin. L’interdit d’union matrimoniale qu’ils doivent respecter a conduit certains auteurs à justifier l'appellation de castes pour désigner ces deux populations (Pagezy, 1988).

 

Les interdits alimentaires, révélateurs d’un statut social

Parmi les règles culturelles que doivent respecter baOto et baTwa, les interdits alimentaires occupent une place importante, car la plupart sont révélateurs du statut social et d’événements marquants. Ils peuvent être permanents ou temporaires (tableau 1) (de Garine, 1974; Pagezy, 1975).

 

Les interdits permanents

Ils sont liés au sexe ou au lignage. Les interdits liés au sexe sont des marqueurs de genre,  manifestation sociale du sexe. Peu nombreux chez les hommes - leur non-respect n’a pas de conséquence sérieuse, la plupart génèrent la moquerie – leur nombre est très important chez les femmes. Inversement, quelques rares espèces comme le poisson électrique lolondo (ntula) ou la larve de coléoptère ikyo, interdit aux hommes, sont des marqueurs du statut de femme (tableau 1). Inversement, les singes et prosimiens marquent le statut d’homme.

Les interdits permanents communs à un même lignage font souvent référence au mauvais comportement d’un ancêtre ayant enfreint le code de conduite du groupe (vol d’un gibier dans le piège d’autrui par exemple) ou d’un ancêtre empoisonné suite à l’ingestion d’un gibier avarié suite à un séjour prolongé dans un piège.

 

 

Homme

Fillette

Garçon

Femme

Grossesse

Allaitement

Jumeaux

Mpo

Insectes (saisonniers)

4 espèces interdites (dont 1 fréquente) sur 44 consommées

Larve de Coléoptère

ikyo

O,T

 

O,T

 

 

 

 

 

Termite ipome

(en saison) (1)

T

 

(T)

 

 

 

 

 

Termite monsansala

et ndonge (en saison)

(O), T

 

(O),T

 

 

 

 

 

Chenille mohake

 

 

 

 

 

 

O

 

Sauterelle verte monyunyu

T

 

 

 

 

 

 

 

Poissons des marais

5 espèces interdites (aucune fréquente) sur 20 consommées

Lolondo

(poisson électrique)

O, T

 

O,T

 

 

 

 

 

Lokamba

 

O,T

 

(O),T

 

 

 

 

Mohombi

 

O,T

 

(O),T

 

 

 

 

Nsembe (protoptère)

 

(O),(T)

 

O,T

 

 

O,T

T

Molombe

 

 

 

 

 

 

O,T

 

Poissons des rivières et et du lac

0 espèces interdites sur 34 consommées (fréquentes)

Reptiles

23 espèces interdites (dont 4 fréquentes) sur 23 consommées

Crocodiles

 

(O),T

(T)

O,T

 

 

 

 

Varan

 

(O),T

 

O,T

 

 

O

 

Tortues

 

(O),T

O,T

O,T

 

 

 

 

Serpents

 

(O),(T)

(T)

O,T

 

 

 

 

Oiseaux

4 espèces interdites (aucune fréquente) sur 20 consommées

Pintade lokanga

T

T

T

O,T

 

 

T

 

Aigle mpongo

réservé

O,T

T

O,T

 

 

 

 

Calao mokunyekunye

T

 

O,T

 

 

 

 

 

Ecureuils

2 espèces interdites chez les baTwa  (aucune fréquente) sur 4 consommées

Iboko

moquerie

(T)

 

 

 

 

 

 

Ikole

moquerie

T

(T)

T

 

 

 

 

Tableau 1. Espèces animales interdites aux baOto (O) et aux baTwa (T) des Ntomba selon le sexe, l’âge, le statut physiologique ou social (d’après Pagezy, 1975 et 1988). 1ère colonne: Fréquence des espèces dans la consommation familiale d’après l’enquête quantitative de 1970-72. En rouge: espèces fréquemment consommées; en vert: espèces assez souvent consommées; en bleu: espèces plus rarement consommées (ou saisonnières); en noir: espèces rarement (ou jamais) consommées. (1) non consommé par les baOto.

Table 1. Animal species forbidden to the baOto (O) and baTwa (T) of the Ntomba ethnicity, according to sex, age, physiological status (Pagezy, 1975 and 1988). First column: Abondance of  the different species in the familial consumption (1970-72 quantitative food consumption survey). In red: species frequently consumed; in green: species less frequent; in blue: species even less frequent or seasonal; in black: species rarely or never consumed. (1) not consumed by the baOto.

 

 

Homme

Fillette

Garçon

Femme

Grossesse

Allaitement

Jumeaux

Mpo

Singes et Prosimiens

4 espèces interdites (dont 2 fréquentes) sur 11 consommées

Cercopithèque ascagne

Jamais interdit

Colobe d’Angola

 

 

 

 

 

 

 

O

Cercocèbe

 

O

 

O

 

 

 

 

Petit galago

moquerie

O,(T)

 

O

 

 

 

 

Potto

 

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Animaux à sabots

nyama i sanga

9 espèces interdites (dont 6 fréquentes) sur 11 consommées

Chevrotain aquatique

 

 

 

 

(T)

 

 

 

Céphalophe bleu

 

 

 

 

(T)

 

T

O,T

Céphalophe à front noir

 

T

T

 

T

T

 

O,T

Situtunga mbuli

 

T

T

 

(O),(T)

 

 

O,T

Céphalophe à

bande dorsale noire

 

T

T

 

O,T

O,T

 

T

Céphalophe de Peters

 

O,T

O,T

 

O,(T)

T

 

 

Potamochère

 

O,T

O,T

 

O,T

T

 

 

Céphalophe à dos jaune

 

 

 

 

(T)

 

 

 

Antilope Bongo

 

 

 

 

(T)

 

 

 

Animaux à griffes

nyama i makutu

13 espèces interdites (dont 4 fréquentes) sur 13 consommées

Mangouste enkanda

 

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Mangouste ikalala

 

O

 

O

 

 

 

 

Herpeste moliba

 

O,T

(T)

O,T

 

 

 

 

Herpeste yele

 

O,T

O,T

T

 

 

 

 

Genette iyolongoi

 

 

 

O

 

 

 

 

Genette mokono

 

 

T

 

 

 

 

 

Genette tigrine

 

O,T

O,T

O,T

 

 

 

 

Genette servaline

 

O

 

O

 

 

 

 

Genette géante yeni

 

O,T

(T)

O,T

 

 

 

 

Civette liobo

 

O,T

O,T

O,T

 

 

 

 

Nandinie mbewo

 

(O),T

(T)

O,T

 

 

 

 

Chat doré lobwa

réservé

O,T

(T)

O,T

 

 

 

 

Léopard nkoi

réservé

O,T

T

O,T

 

 

 

 

Tableau 1. Cont.

Table 1. Cont.

 

 

Homme

Fillette

Garçon

Femme

Grossesse

Allaitement

Jumeaux

Mpo

Athérure, Pangolin, rats

4 espèces interdites (dont 3 fréquentes) sur 8 consommées

Atherure

 

 

 

 

(O),(T)

 

 

 

Pangolin

Espèce non interdite

Rat à trompe ikoto

moquerie

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Rat de Gambie

 

O,T

T

O,T

 

 

 

 

Mammifères volants

2 espèces interdites (aucune fréquente) sur 4 consommées

Anomalure lokio

 

O

 

O

 

 

 

 

Chauve souris monkomo

 

 

 

O

 

 

 

 

Mammifères aquatiques

3 espèces interdites (aucune fréquente) sur 3 consommées

Loutre du Congo

 

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Loutre à joues blanches

 

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Potamogale yenge

réservé

O,T

(T)

O,T

 

 

 

 

Eléphant, daman

2 espèces interdites (aucune fréquente) sur 2 consommées

Elephant nzou

 

O,T

 

O,T

 

 

 

 

Daman yoka

réservé

O,T

O,T

O,T

 

 

 

 

Animaux d’élevage

et œufs

7 espèces interdites (surtout baTwa) dont une fréquente

sur 7 consommées

Canard

 

T

(T)

 

 

 

 

 

Poulet

 

O,T

 

 

 

 

 

 

Mouton

 

(O),(T)

 

(O),T

 

 

 

 

Chèvre

 

(O),(T)

(T)

(O),T

 

 

 

 

Vache

 

(T)

 

T

 

 

 

 

Porc

 

(T)

 

T

 

 

 

 

Œufs

 

(T)

O,T

(T)

 

 

 

 

Tableau 1. Cont.

Table 1. Cont.

 

Les interdits temporaires

Les interdits les plus répandus sont liés au sexe et à l’âge mais aussi au statut social que l’on acquiert lorsqu’on est marqué par le monde surnaturel (tableau 1).

 

Age

Les enfants Ntomba suivent les interdits alimentaires de leur genre à partir du sevrage définitif puisqu’avant  ils partagent la ration de leur mère car ils sont comme un prolongement de celle-ci. Les jeunes garçons sont assimilés aux fillettes jusqu’à ce qu’ils soient reconnus comme adultes. Ils sont assimilés au  genre féminin et doivent respecter les interdits communs aux femmes et fillettes comme les reptiles, le « gibier à griffes » et des animaux aquatiques, ou ceux des seules fillettes, comme le «gibier à sabots»). Inversement, le statut de chef et de patriarche se reconnaît par un petit nombre d’espèces qui leur sont strictement réservées: l’aigle mpongo, daman des arbre yoka, léopard nkoi.

 

Etat physiologique

Sont elles enceintes ou allaitantes, les femmes doivent suivre de nouveaux interdits marquant leur nouveau statut. Il s’agit du «gibier à sabot» (nyama i sanga) pour les femmes enceintes et allaitantes.

 

Personnes ayant un lien avec le monde surnaturel

Certaines personnes ont un statut marqué par l’intervention du monde surnaturel.

- Les jumeaux, baasa,  sont des enfants aimés de mama Mpia, mère de tous les jumeaux. Ce génie octroie la fécondité aux couples qu’elles choisissent, preuve manifeste de bienveillance et de bénédiction dans un contexte ancien de stérilité. On reconnaît les jumeaux par leur nom consacré: Mboyo pour l’aîné, Mpia pour le cadet. Leurs parents sont aussi marqués par la bienveillance de Mama Mpia.  Ils renaissent en changeant de nom : Boika pour le père, et Amba pour la mère. L’enfant suivant les jumeaux s’appellera Mputu.

- D’autres personnes ont été à un moment de leur vie possédées par des esprits (mpombo, ntambu, zebola, bayolo…). Elles ont été soignées en présence d’anciens possédés par le même esprit par un guérisseur, lui aussi ancien possédé. Des marques de reconnaissance leur sont communes, dont le respect d’interdits spécifiques.

- La stérilité secondaire (femmes qui deviennent stériles après une période de fertilité) est la manifestation d’une possession par le génie mpo. Les femmes mpo, sujettes à des avortements répétés, sont traitées par des guérisseuses appartenant à la même confrérie. Comme leur enfant né après traitement, elles suivront les interdits spécifiques à mpo.

- D’autres personnes sont marquées par l’a-normalité révélatrice de l’intervention d’un génie. Elles suivront certaines prescriptions dont des interdits alimentaires spécifiques. Il en est ainsi des enfants ingondo dont la première dent pousse à la mâchoire supérieure, et qui sont aussi des enfants marqués par la malchance.

 

Mode de fonctionnement des interdits

La raison invoquée pour justifier que les interdits s’appliquent plus particulièrement à une espèce particulière fait référence au système de représentation impliquant la forme, les propriétés de l’espèce concernée ou une place ambiguë dans le système propre de classification. Ainsi, on invoque la vilaine forme de certains poissons (mohombi), le fait qu’ils ressemblent au serpent ou à des vers (nsembe), leur mauvaise odeur (carnivores), leurs taches (carnivores tachetés). Cette explication renvoie sans aucun doute au principe d’incorporation de l’aspect physique, de la qualité ou du comportement de l’espèce ingérée. Il semblerait que la viande de gibier carnivore, considérée comme “ forte ” quant à son goût, perçue comme un caractère masculin, soit interdite aux femmes et aux enfants pour cette raison. Le daman des arbres dont la classification est ambiguë est, quant à lui, strictement réservé aux plus vieux.

Les conséquences encourues par les contrevenants dépendent essentiellement de la place de l’espèce interdite sur l’échelle de la dangerosité. Le pouvoir de nuisance réfère le plus souvent à l’intensité de la charge symbolique de l’aliment. Les espèces les plus dangereuses pour une catégorie particulière leur sont strictement interdites. Les conséquences encourues sont graves, maladie voire mort. Les femmes enceintes risquent d’avoir un accouchement difficile, voire d’avorter. Les jeunes garçons vont rester impubères, impuissants ou ne pas voir apparaître certains caractères sexuels secondaires comme la pilosité, avoir la gale (maladie de peau dont les taches rappellent celles d’aliments tachetés interdits). Les interdits des jumeaux sont très puissants : autrefois on pensait qu’ils pouvaient entraîner la mort, mais ce risque ne subsiste que pour le champignon elingoni, et encore. Actuellement la consommation de ce champignon n’est pas si lourde de conséquence : elle n’entraînera que la gale ou le pian. La consommation de l’igname mokiki entraînera chez les jumeaux la perte de pilosité, le protoptère nsembe  les rendra aveugles ou borgnes.

 

@H. Pagezy

Figure 1. Danse rituelle quotidienne pour la naissance de jumeaux chez les Ntomba.

Figure 1. Daily ritual dance for twin bith among the Ntomba.

 

Quant aux espèces les moins chargées symboliquement, leur consommation n’aura aucune conséquence, si ce n’est la moquerie, du moins si la personne se fait prendre en flagrant délit, ce qui est le cas des micro-mammifères pour les personnes âgées.

Le plus souvent, la consommation d’une espèce interdite ne sera invoquée qu’a-posteriori afin de donner du sens à telle ou telle maladie. C’est la maladie qui est le signe d’une infraction au code social. La gale, le pian, maladies très répandues, sont souvent citées comme conséquences d’une infraction à un interdit alimentaire.

 

Levée des interdits

Certains interdits seront être levés à l’occasion d’un changement de statut : c’est le cas d’interdits temporaires comme ceux liés à l’âge et à l’état physiologique.  Les jeunes garçons se verront libérés d’un interdit sur une espèce de gibier lorsqu’ils auront prouvé leur changement de statut en ayant capturé eux-mêmes l’espèce concernée. Chez les filles, les interdits temporaires liés à l’état physiologique (grossesse, allaitement) sont levés lorsqu’elles changent de statut, accouchement, sevrage.

Les jumeaux  comme les enfants ingondo ou mpo seront suspectés de consommation à l’insu par « vol » dans le plat commun. L’ingestion des espèces les plus «puissantes», celles dont la charge symbolique est la plus forte, comme le sittutunga dans le cas des enfants mpo ou le champignon elingoni pour les jumeaux, restent toujours interdites car les plus dangereuses. La présence du situtunga au village stimulera des rituels de bienveillance en direction du génie.

 

@H. Pagezy

Figure 2. Etat nutritionnel d’une femme primipare Ekonda et de son enfant de 3 ans juste avant sa «sortie» de réclusion.

Figure 2. Ekonda primiparous woman’s and her 3 years old child’s nutritional status just before her seclusion achievement.

 

Discussion

Il ne fait pas de doute que chez les Ntomba, les espèces animales interdites sont très nombreuses et les occasions d’ingestion très diversifiées. La plupart concernent les mammifères et les reptiles, peu de poissons et d'invertébrés et également peu de végétaux. Les femmes en général et les enfants après sevrage sont les premières cibles.

Avant de jeter le discrédit sur les interdits alimentaires comme les nutritionnistes l’ont fréquemment fait dans les années 50-70, il est nécessaire de s’imposer une analyse de la place des espèces interdites dans le régime alimentaire global. Ainsi, de nombreuses espèces interdites sont saisonnières tandis que la plupart des espèces les plus fréquentes dans l’alimentation sont accessibles à tous (tableau 1). La forêt équatoriale est un milieu qualifié non sans raison d’«usine à protéines» ; il n’en serait peut-être pas de même pour un autre contexte écologique (Sahel, désert, milieu urbain). Par ailleurs, on observe qu’actuellement les interdits alimentaires sont de moins en moins respectés (tableau 1), ce changement est plus rapide en ce qui concerne les enfants par rapport aux adultes et les baOto par rapport aux baTwa. Ces derniers deviennent progressivement les gardiens de la culture commune aux baOto et aux baTwa des Ntomba.

Les interdits alimentaires répondent davantage à des considérations culturelles (arbitraire culturel) que diététiques. Un aliment doit être «bon à penser» avant d’être «bon à manger». Ils représentent des révélateurs du statut social. C’est dire que leur fonction sociale est importante.

Les conséquences d’un possible effet néfaste des interdits alimentaires sur l’état nutritionnel des groupes vulnérables doivent donc être reconsidérées en fonction de la dynamique d’abondance ou de raréfaction des espèces concernées et de celle du respect ou de l’abandon de certains d’entre eux, en général les moins «puissants» (Pagezy, 2005).

Les considérations nutritionnelles doivent en outre tenir compte des «régimes spéciaux», régimes de faveur dont bénéficient certains groupes vulnérables, comme les femmes allaitantes primipares (figure 2) chez les Ntomba (Pagezy et de Garine, 1980).

Par ailleurs, les enfants d’âge scolaire passent une bonne partie de leur temps libre à pêcher le poisson fretin dans les marigots et chasser les petits mammifères (écureuils, rats, galago) qu’ils se partagent (Pagezy, 1993). Les adultes et personnes âgées encourent la moquerie s’ils s’avisent de consommer les animaux de petite taille, peu conformes à leur statut.

 

Conclusions : questions préalables pour mieux apprécier le préjudice des interdits

Il semble tout à fait justifié de répondre à certaines questions avant de condamner d’un bloc les interdits alimentaires quel que soit le milieu et quelle que soit la société.

D’abord il est important de connaître la fonction sociale des interdits. Il est évident que si le préjudice nutritionnel peut être surmonté par diverses solutions acceptables, les interdits alimentaires ont une fonction identitaire dont il est bon de tenir compte.

Il est aussi important de considérer périodiquement dans le régime alimentaire l’importance en nombre et en fréquence des espèces interdites et de celles qui sont autorisées à la consommation. Chez les Ntomba, le régime alimentaire repose essentiellement sur le poisson (tableau 2), le gibier étant réservé plus particulièrement aux fêtes et à la vente.

 

 

Grande saison des pluies (1979)

Grande saison sèche (1979)

 

baOto

Village

baTwa

Village

baOto

Camps pêche

baOto

Village

baTwa

Village

baOto

Camps pêche

Invertébrés

(saisonniers)

5

1

0

7

6

7

Poisson frais

46

49

284

146

77

364

Gibier

37

32

39

19

20

3

Viande d’élevage

10

1

0

2

0

0

Tableau 2. Quantité en g/personne/jour de produits animaux consommés dans un village Ntomba en fonction de la saison (saison des pluies vs saison sèche), de la caste (baOto vs baTwa) ou du lieu d’enquête (Village vs campement de pêche).

Table 2. Amount in g/person/day of animal products consumed in a Ntomba village in relation to the season (raining vs dry), cast (baOto vs baTwa) or the place of investigation (village vs fishing campsite)

 

Il se trouve qu’aucune espèce de poisson du lac ou de rivière (espèces de grande taille) ne sont concernées par une interdiction. De plus, lors des deux saisons sèches, la mobilité saisonnière vers les campements de pêche assure un apport en protéines encore plus important.

L'appauvrissement de la biodiversité évoqué par les populations, phénomène semble-t-il récent et difficile à appréhender, est lié en particulier à la raréfaction de la grande faune au profit d'espèces de petite taille, moins valorisées. Ce phénomène est susceptible de modifier la valeur protéique du régime alimentaire des personnes à risque. Or il se trouve que les espèces les plus abondantes dans l’alimentation sont des espèces de petite taille. Par exemple, l’éléphant a disparu depuis longtemps des abords de villages et l’on ne cite aucun éléphant capturé depuis plus d’une décennie par les Ntomba .

On observe parallèlement un relâchement au niveau du respect des interdits alimentaires, qui concerne davantage les espèces les plus « sensibles » ou celles davantage touchées par l’appauvrissement du milieu. Le respect des interdits alimentaires persiste davantage chez les baTwa, qui deviennent dès lors les détenteurs des normes Ntomba en matière d’alimentation.

Enfin, ces catégories que l’on qualifie de biologiquement vulnérables comme les femmes allaitantes primipares chez les Ntomba, ou ailleurs les femmes enceintes, bénéficient souvent de régimes spéciaux intéressants du point de vue nutritionnel (Pagezy, 1983).

Les nutritionnistes de la première moitié du siècle passé ont eu souvent une attitude alarmiste vis-à-vis des interdits alimentaires relatifs aux groupes biologiquement vulnérables que sont les femmes et les enfants. Si l’alimentation répond davantage à des considérations culturelles, car la nourriture doit en priorité être “bonne à penser”, en ce qui concerne les interdits alimentaires, les conséquences biologiques de cet arbitraire culturel doivent être examinées de façon plus globale par rapport à la dynamique affectant la diversité et l’abondance des espèces dans un contexte qui évolue dans le temps et dans l’espace. En l’état actuel, tant que l’économie de ces populations forestières, qui occupent un milieu riche en biodiversité leur procurant une grande variété de produits animaux pour leur alimentation, repose en majorité sur la subsistance, l’abondance des interdits alimentaires aura peu d’emprise sur l’état nutritionnel des groupes vulnérables puisque resteront disponibles à ces catégories suffisamment d’espèces fréquemment consommées. Il est donc nécessaire de réactualiser la réflexion en l’enrichissant de données récentes, en particulier dans les groupes ayant migré vers la ville (de Garine, 1980).

 

Bibliographie

Allen, L.H., 1994, Nutritional influences on linear growth: a general review. European Journal of Clinical  Nutrition 48 (suppl. 1): S75-S89.

Bernard, O., Pagezy, H., Bley, D., 2001, Etat nutritionnel et environnement pathogène d’enfants d’une population forestière du Sud-Cameroun. Bull. Mém. Soc. Anthrop. Paris, 13, 1-2 : 23-37.

Garine, I. de, 1974, Alimentation et culture. Series: Cahiers Pédagogiques. "Santé-Nutrition", I.E.D.E.S  Recherche, Université de Paris-I, Panthéon-Sorbonne, pp106.

Garine, I. de, 1980, Evolution contemporaine des croyances et interdits alimentaires, Présence africaine, 113, 129-146.

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