Bellis, G., Valentin, C., Glavce, C., Popescu, I., Ciovica, C., Vladareanu, F., Gérard, N., Krishnamoorthy, R., De Braekeleer, M., 2001. Génétique des populations de la -thalassémie en Sicile et en Algérie – données comparées à la Roumanie. Antropo, 1, 1-5. www.didac.ehu.es/antropo


Génétique des populations de la -thalassémie en Sicile et en Algérie – données comparées à la Roumanie

Gil Bellis1, Corina Valentin2, Cristiana Glavce2, Irina Popescu2, Cristina Ciovica2, Florentina Vladareanu3, Nathalie Gérard4, Rajagopal Krishnamoorthy4, Marc De Braekeleer1,5

 

1 Institut National d'Etudes Démographiques, Paris, France

2 Centre de Recherches Anthropologiques Francisc Rainer, Bucarest, Roumanie

3 Institut National d'Hématologie, Bucarest, Roumanie

4 Hôpital Robert Debré, INSERM U 458, Paris, France

5 Centre Hospitalier Universitaire du Morvan, Brest, France

 

 

Mots-clés : -thalassémie, Roumanie, consanguinité, génétique des populations

 

Résumé

         Les mutations de la -thalassémie identifiées en Sicile et en Algérie permettent de décrire la structure génétique de ces deux populations; ceci offre un cadre de comparaison utile avec la situation rencontrée en Roumanie où les données actuelles sont partielles.

         Bien que quatre à cinq mutations soient représentatives de la -thalassémie en Sicile et en Algérie, leur distribution est très dissemblable: Cd 39 CT et IVS I-110 GA sont bien représentées dans les deux cas mais IVS I-6 TC est très fréquente en Sicile et beaucoup plus rare en Algérie alors que Cd 6 -A n'est présente qu'en Algérie. La proportion de génotypes homozygotes est de 15% en Sicile et d'environ 60% en Algérie; ces différences d'homozygotie s'expliquent par les niveaux de consanguinité relevés dans ces deux pays: 5% en Sicile contre 30 à 32% en Algérie.

         En Roumanie, les mutations les plus fréquentes sont IVS I-110 GA et IVS II-745 CG; la proportion d'homozygotes est de 44%. Ce niveau d'homozygotie, intermédiaire entre celui de la Sicile et de l'Algérie, est significativement élevé et probablement dû à des unions consanguines; la forme et l'importance de la consanguinité sont à déterminer.

 

Abstract 

 

         The -thalassemia mutations identified in Sicily and Algeria make it possible to describe the genetic structure of these two populations; this provides a comparative framework for studying the situation in Romania, whose data are as yet fragmentary.

         Although four or five mutations are representative of -thalassemia in both Sicily and Algeria, they are distributed differently in the two countries: while Cd 39 CT and IVS I-110 GA are well represented in both countries, IVS I-6 TC is very frequent in Sicily and much rarer in Algeria, whereas Cd 6 -A is present only in Algeria. The proportion of homozygous genotypes is 15% in Sicily and roughly 60% in Algeria, a difference which is explained by the observed levels of consanguinity: 5% in Sicily versus 30-32% in Algeria.

         The most frequently detected mutations in Romania are IVS I-110 GA and IVS II-745 CG, and the proportion of homozygotes is 44%. This significantly high level, midway between Sicily and Algeria, is probably the result of consanguineous unions; the form and extent of this consanguinity remain to be defined.

 

 

Introduction

         La -thalassémie est une maladie autosomique récessive particulièrement fréquente sur les pourtours de la Méditerranée; on la rencontre également dans un certain nombre de pays de l'Europe du Sud et de l'Est, ainsi qu'au Moyen-Orient, en Afrique de l'Ouest, en Inde et en Asie du Sud-Est. Chez les sujets présentant la forme homozygote ou hétérozygote composite, il y a absence ou réduction de la synthèse de la -globine  on est dans ce cas en présence d'une -thalassémie majeure  occasionnant un tableau clinique sévère, caractérisé principalement par une anémie (Maladie de Cooley) ; en l'absence de traitements appropriés (transfusions sanguines ou transplantation médullaire), le décès survient généralement avant l'âge de 10 ans. Au plan moléculaire, les mutations responsables de la -thalassémie () sont nombreuses (environ 150 mutations connues), leur répartition géographique présentant de fortes disparités (Cao et al., 1989).

         Une première étude portant sur la Sicile et l'Algérie (Bellis et Krishnamoorthy, 1996) nous avait permis de rendre compte des caractéristiques des structures génétiques présentées par des échantillons de personnes thalassémiques provenant de ces deux pays. Nous avions montré, en particulier, que la fréquence élevée des génotypes homozygotes (/) observés en Algérie pouvait s'expliquer en grande partie par le niveau élevé de la consanguinité mesurée dans ce pays. Dans le présent travail, nous proposons d'étendre la méthodologie au cas de la Roumanie  où les données anthropologiques sur la pratique et le niveau de la consanguinité sont manquantes  afin de disposer d'un cadre de comparaison avec la Sicile et l'Algérie (tableau 1).

 

 

Pays

Fréquence (%)

Sicile

< 5

Algérie

30 – 32

Roumanie

non déterminée

Tableau 1. Fréquence des mariages consanguins (période récente).

Table 1. Proportion of consanguineous unions (recent period).

 

 

Population et méthode – cas de la Roumanie

         L'identification des mutations du gène de la -globine a été effectuée à partir d'un échantillon de 74 patients atteints de thalassémie majeure, originaires majoritairement (65%) du sud du pays et venant régulièrement à l'Institut National d'Hématologie de Bucarest afin de recevoir des transfusions sanguines. Cette procédure d'identification des mutations s'inscrit dans le cadre d'un projet de santé portant sur le dépistage des porteurs de la -thalassémie en Roumanie, pays pour lequel la prévalence de la maladie ainsi que les anomalies de séquence du gène ne sont pas connues (lors de cette étude, nous ne disposions en effet d'aucune donnée d'enquête épidémiologique appropriée). Les prélèvements sanguins ont été analysés à l'hôpital Robert Debré (Paris) par amplification génique in vitro (méthode de la PCR) suivie de "reverse dot blot". Pour les besoins de cette étude, nous n'avons retenu que les sujets non apparentés (dans la limite de l'information obtenue auprès des patients lors de l'étape d'inclusion), pour lesquels les mutations détectées ne se présentaient pas en association avec une hémoglobine Lepore; ces critères conduisent à un échantillon de 39 patients.

 

 

Résultats

 

         Bien que quatre à cinq mutations soient représentatives des patients thalassémiques provenant de Sicile et d'Algérie, leur distribution est très dissemblable: Cd 39 CT et IVS I-110 GA sont bien représentées dans les deux cas mais IVS I-6 TC est très fréquente en Sicile et beaucoup plus rare en Algérie alors que Cd 6 -A n'est présente qu'en Algérie (Bennani et al., 1994; Labie et al., 1990; Lombardo et al., 1990; Maggio et al., 1990). En Roumanie, la distribution des mutations est encore différente, les plus fréquentes étant IVS I-110 GA, IVS II-745 CG et, à un moindre degré, Cd 39 CT (tableau 2).

 

 

Pays

 

Mutations

Sicile

(89 sujets)

Algérie

(120 sujets)

Roumanie

(39 sujets)

Cd 39 CT

0,270

0,276

0,128

IVS I-110 GA

0,258

0,247

0,487

IVS I-6 TC

0,320

0,033

0,103

Cd 6 -A

0

0,171

0,026

IVS I-1 GA

0,028

0,117

0,013

IVS II-745 CG

0,062

0,009

0,205

Total

0,938

0,883

0,962

Autres mutations

0,062

0,117

0,038

Tableau 2. Fréquences des mutations identifiées en Sicile, en Algérie et en Roumanie auprès d'échantillons de malades.

Table 2. Frequency of identified mutations in Sicily, Algeria and Romania, among samples.

 

         Concernant la structure génétique des échantillons considérés (tableau 3), les proportions observées de génotypes homozygotes sont de 15% en Sicile et de 57% en Algérie. Pour ces deux pays, les proportions d'homozygotes calculées en théorie à partir des fréquences des mutations  calculs effectués sous l'hypothèse de Hardy-Weinberg postulant, notamment, une situation de panmixie  sont respectivement de 24,65% et de 18,13%. Dans le cas de la Sicile, les taux d'homozygotie observée et théorique sont compatibles (test du  non significatif); il en va autrement dans le cas de l'Algérie où la proportion observée diffère significativement de celle attendue sous l'hypothèse de Hardy-Weinberg (p < 0,001). Pour l'échantillon des patients de Roumanie, l'homozygotie observée est de 44% et celle attendue en théorie de 30,71% ; la différence entre ces deux proportions est significative (p < 0,02).

         Lorsqu'il y a ainsi un écart significatif au modèle de Hardy-Weinberg, on peut expliquer les différences entre proportions de génotypes homozygotes observées et attendues  ces différences vont dans le sens d'un excès des homozygotes observés  par la fréquence des mariages consanguins. Rappelons que ces fréquences, au niveau des populations dans leur ensemble, sont basses (< 5%) en Sicile (Moroni et Menozzi, 1972) et élevées (30 à 32%) en Algérie (Benallègue et Kedji, 1984); en outre, la consanguinité se caractérise, en Algérie, par des mariages effectués la plupart du temps (dans plus de 70% des cas) entre cousins germains.

 

 

Proportions attendues d'homozygotes ()

Mutations

Sicile

Algérie

Roumanie

Cd 39 CT

0,0729

0,0762

0,0164

IVS I-110 GA

0,0666

0,0610

0,2372

IVS I-6 TC

0,1024

0,0011

0,0106

Cd 6 -A

0

0,0292

0,0007

IVS I-1 GA

0,0008

0,0137

0,0002

IVS II-745 CG

0,0038

0,0001

0,0420

0,2465

0,1813

0,3071

valeurs attendues (%)

24,65

18,13

30,71

valeurs observées (%)

15

57

44

3,78

83,34

5,75

Ddl

1

1

1

Significativité

ns

p < 0,001

p < 0,02

Tableau 3. Comparaisons de l'homozygotie attendue et observée en Sicile, en Algérie et en Roumanie pour les échantillons de malades.

Table 3. Observed and expected proportions of homozygotes In Sicily, Algeria and Romania, in the patient samples.

 

         En effet, pour une fréquence (q) donnée de la maladie et à coefficient de parenté () donné, la probabilité d'être homozygote ( / ) pour la thalassémie en l'absence de consanguinité vaut:

 ;

en présence de consanguinité cette probabilité d'être homozygote est plus élevée (Jacquard, 1974) et vaut :

              [1].

         Au total, ces éléments ainsi que les données actuellement disponibles permettent de faire l'hypothèse que la consanguinité intervient également en Roumanie pour expliquer la proportion excessive de génotypes -thalassémiques homozygotes; pour ce pays cependant, les caractéristiques et le niveau de la consanguinité sont à déterminer.

 

 

Discussion

         Dans cette étude, le rôle de la consanguinité ne peut qu'être estimé, dans la mesure où il n'y a pas eu d'enquête généalogique réalisée à partir des patients; ce type d'enquête aurait en effet permis de connaître les réseaux d'ascendances et de quantifier avec précision le niveau de la consanguinité.

         Il y a cependant un certain nombre d'arguments en faveur de notre hypothèse. La formule donnée en [1] permet de vérifier que l'accroissement relatif du risque d'homozygotie dépend, d'une part, de la valeur de , d'autre part, de la fréquence q de la maladie. Ainsi avec une fréquence de 7% du gène de la -thalassémie  fréquence moyenne estimée dans les populations méditerranéennes , un couple non apparenté a une probabilité de 4,9 de donner naissance à un enfant homozygote alors que cette probabilité est de 8,97 dans le cas d'un couple constitué par des cousins germains (ici ); entre ces deux situations, l'accroissement relatif du risque est de 1,8. Si l'on considère une fréquence du gène deux fois moins importante, soit 3,5%, les probabilités d'homozygotie seront cette fois respectivement de 1,23 et de 3,34, soit un accroissement relatif du risque de 2,7. Il apparaît ainsi que l'accroissement relatif du risque peut amener la maladie à un niveau de visibilité lorsque, pour un degré donné de consanguinité, la fréquence du gène est faible. Ce point peut se vérifier dans le cas de l'Algérie où l'on observe, dans l'échantillon considéré, des homozygotes pour les mutations les plus rares (Cd 30 GA, IVS I-2 GT, IVS I-5 GA); ceci s'observe également dans l'échantillon des patients de Roumanie où l'on a, certes, des homozygotes pour les mutations les plus fréquentes (IVS I-110 GA en particulier) mais également pour Cd 39 CT dont la fréquence est moins élevée que IVS I-110 GA ou IVS II-745 CG.

 

 

Conclusions

         L'homozygotie observée en Roumanie pourrait être attribuable à la présence de familles consanguines; dans ce pays cependant, la comparaison avec les données algériennes semblerait indiquer que cette consanguinité soit le résultat d'une parenté éloignée. Notons également que cette fréquence élevée des homozygotes pourrait être due à la présence conjointe de deux autres facteurs: une stratification spatiale des mutations et une endogamie.

         En l'absence de données épidémiologiques préalables concernant la fréquence exacte des mutations responsables de la -thalassémie, notre approche et les résultats obtenus soulignent l'importance d'enquêtes complémentaires, l'une familiale et l'autre portant sur la distribution géographique des mutations. Ces données complémentaires pourraient grandement faciliter la formulation de stratégies de prévention de la maladie ainsi que la prise en charge des malades.

 

 

Références bibliographiques

Bellis, G., et Krishnamoorthy, R., 1996. La -thalassémie en Sicile et en Algérie: diversités d'une maladie héréditaire. Dans Ménages, Familles, Parentèles et Solidarités dans les Populations Méditerranéennes, édité par Aidelf (Paris: Presses Universitaires de France) p. 445.

Benallegue, A., et Kedji, F., 1984, Consanguinité et santé publique. Etude algérienne. Archives Françaises de Pédiatrie, 41, 435-440.

Bennani, C., Bouhass, R., Perrin-Pecontal, P., Tamouza, R., Malou, M., Elion, J., Trabuchet, G., Beldjord, C., Benabadji, et M, Labie, D., 1994, Anthropological approach to the heterogeneity of -thalassemia mutations in northern Africa. Human Biology, 66, 369-382.

Cao, A., Gossens, M., et Pirastu, M., 1989, -thalassaemia mutations in mediterranean populations. British Journal of Haematology, 71, 309-312.

Jacquard, A., 1974, Génétique des populations humaines (Paris: Presses Universitaires de France).

Labie, D., Bennani, C., et Beldjord, C., 1990, -thalassemia in Algeria. Dans Sixth Cooley’s Anemia Symposium, édité par A. Bank (New York: Annals of the New York Academy of Sciences) p. 43.

Lombardo, M., Ragusa, A., Ximenes, B., Lapouméroulie, C., Labie, D., Elion, J., Krishnamoorthy, R., et Lombardo T., 1990, Thalassemia in the southeastern part of Sicily. Dans Sixth Cooley’s Anemia Symposium, édité par A. Bank (New York: Annals of the New York Academy of Sciences) p. 499.

Maggio, A., Di Marzo, R. Giambona, A., Renda, M., Acuto, S., Lo Gioco, P., D’Alcamo, E., Di Trapani, F., Marino, M., Abate, I., Sammarco, P., et Kazazian, H. H., 1990, -thalassemia mutations in Sicily. Dans Sixth Cooley’s Anemia Symposium, édité par A. Bank (New York: Annals of the New York Academy of Sciences) p. 67.

Moroni, A., et Menozzi, P., 1972, La consanguineità umana in Sicilia. Ateneo Parmense, 8, 3-39.